Collectif des prisonnièr(e)s des Cellules Communistes Combattantes,
hiver 1993-1994
La Flèche et la Cible
PRÉSENTATION
En 1987, nous avions appelé à un échange politique ouvert
avec le mouvement communiste révolutionnaire. Cette initiative visait à briser l’isolement
complet auquel nous étions alors soumis dans les geôles de la bourgeoisie
impérialiste belge. En quelques semaines, de nombreux militants, des collectifs
et des organisations de divers pays ont répondu constructivement à notre appel.
De multiples questions furent présentées, touchant à divers aspects — tant
généraux que particuliers — du domaine révolutionnaire. Nous voulons avant
toute chose exprimer enfin notre reconnaissance à ces camarades pour la
possibilité concrète qu’ils nous offraient là de rompre l’isolement, de
surcroît sur le terrain des interrogations et discussions présentes au sein du
mouvement révolutionnaire.
Il nous faut maintenant expliquer pourquoi cette latitude
n’a pas été exploitée comme prévu, pourquoi nous achevons seulement aujourd’hui
le travail en question. Plusieurs raisons se recoupent. Nous avons été surpris
par l’ampleur de la tâche. Le nombre et la complexité des sujets abordés
dépassaient de loin ce à quoi nous nous attendions. Les conditions d’isolement
total que nous avons connues jusqu’à fin 1988 rendaient le travail
excessivement ardu, d’autant qu’il ne s’agissait pas simplement d’exposer des
réflexions et positions communes toutes prêtes mais bien souvent de produire
des analyses sur des sujets que nous n’avions étudiés jusque là que trop
superficiellement, d’ajuster / actualiser des points de vue en fonction de
l’évolution de leurs objets, de tirer des bilans, d’approfondir des thèses, de
traduire nos progrès, de corriger des erreurs, etc.,
à partir de l’expérience et de ses leçons.
L’année 1988 fut principalement consacrée à la préparation
de la bataille du procès et de la grève de la faim contre le régime
d’isolement. La victoire de cette dernière influença l’orientation de notre
activité au cours des années suivantes. Sortis de l’isolement, nous
privilégiâmes naturellement des contacts directs avec des camarades proches et
des groupes se revendiquant des mêmes conceptions politiques que les nôtres.
D’autre part nous pûmes enfin intervenir dans des débats en cours au niveau
international, répondre à des questionnaires particuliers, etc.
Par exemple, nous sommes intervenus dans le débat sur « Parti et guérilla »
animé par les camarades de la Commune Karl Marx ( prisonniers du PCE(r) et des GRAPO ),
dans une crise qui a traversé des groupes militants aux Pays-Bas, dans le grand
débat en cours en RFA — notamment à partir des nouvelles orientations de
la RAF, nous avons répondu à des questionnaires présentés par des camarades de
Catalogne, du Pérou, de Turquie, d’Allemagne, à des courriers divers, etc. Bref, toutes sortes de boulots qui se
succédaient et nous empêchaient de reprendre sérieusement le grand travail
débuté en 1987. Nous ne l’avons pour autant jamais perdu de vue. Car nombre de
matériaux accumulés dans son cadre ont très naturellement servi lors
d’interventions particulières, de même que ces interventions étaient l’occasion
de réunir des matériaux manquants. D’une façon ou l’autre les thèmes de
réflexion, les sujets d’analyse se recoupaient inévitablement. Cela sera
flagrant à plusieurs reprises : des pans
entiers du travail que nous présentons ici ont déjà servi dans des échanges
avec des camarades français, allemands, etc.
Nous l’indiquerons chaque fois et prions ces camarades d’excuser la répétition.
La petite histoire de ce travail en a aussi façonné l’aspect
final. Bien que nous ayons cherché à en faire un tout le plus ordonné possible,
il reste fort brut. À la base, plus de cent cinquante questions venues de
nombreux horizons, qu’il a fallu trier, synthétiser, agencer. Parmi ces
questions, certaines que les années écoulées ont rendues caduques, d’autres
pour lesquelles nous n’avons pas de réponse ( ou du moins pas de réponse dont la
publication présenterait un intérêt ),
etc. On pourrait croire que la variété initiale
devait couvrir la totalité de « la
question révolutionnaire », mais ce serait pêcher
par spontanéisme. Certes les questions rassemblées traduisaient l’étendue des
préoccupations du mouvement révolutionnaire, la répétition de certaines révélait
leur priorité, etc., mais malgré cela les
cinquante-huit questions que nous avons finalement retenues ne peuvent
prétendre cerner de façon exhaustive le domaine théorique et politique, loin de
là.
« Matériaux pour la Révolution », c’est exactement cela. Des éléments se voulant
contribution à la réflexion générale qui, aujourd’hui plus que jamais, doit
traverser tout le mouvement, toutes les forces révolutionnaires. Nous avons
cherché à apporter cette contribution dans les domaines les plus centraux,
primordiaux, et bien entendu nous avons veillé à lui donner la plus grande
cohérence, la qualité la plus globalisante. Maintenant il faut aller plus loin,
le débat doit s’étendre et se renforcer. Notre contribution se veut aussi
stimulation de ce mouvement.
« La flèche et la cible » ... Mao Tsé-toung écrivait : « Comment
lier l’une à l’autre la théorie marxiste-léniniste et la réalité de la
révolution chinoise ? Il faut, pour employer une
expression courante, "décocher sa flèche en visant la cible". Le Marxisme-léninisme
est à la révolution chinoise ce que la flèche est à la cible. Or, certains
camarades "décochent leur flèche sans viser la cible", ils tirent au
hasard. De tels camarades risquent de faire échouer la révolution. » ( « Pour un style correct dans le travail dans le Parti », 1er février 1942, Œuvres choisies, t. III. ) Nous nous sommes
efforcés, tout au long de nos réponses, d’être fidèles à cette juste pensée du
Président Mao. Cela explique aussi la place accordée aux références concrètes à
la situation belge, aux rappels historiques propres à notre pays, etc.
Pour conclure, il nous reste à
remercier les camarades qui ont permis que les questions nous arrivent à une
époque où les autorités bourgeoises s’acharnaient à empêcher toute relation politique
avec nous, ceux qui ont aidé à rassembler la documentation nécessaire, ceux qui
ont assuré l’édition, les traductions, bref tous ceux grâce à qui ce travail a
été rendu possible.
LE COMBAT NE S’ARRÊTE JAMAIS !
VIVE LA LUTTE ARMÉE POUR LE COMMUNISME !
QUE MILLE CELLULES NAISSENT !
Collectif des prisonnièr(e)s des Cellules Communistes Combattantes
Mai 1993
SOMMAIRE
Première partie
1.
Quelle est la base idéologique des Cellules Communistes Combattantes ?
2.
La plupart des documents de votre organisation traitent d’analyses
historiques, de questions stratégiques, etc., mais évoquent très rarement et très vaguement un projet concret de société auquel
les travailleurs pourraient se rallier. Pouvez-vous combler cette lacune en
présentant la construction du socialisme telle que vous la concevez précisément ?
3.
Comment caractérisez-vous la crise actuelle ? Quels en sont selon vous les débouchés ?
4.
Ne croyez-vous pas que le système capitaliste puisse encore apporter
quelque chose de positif aux travailleurs des centres ? Et du tiers-monde ? Par exemple en termes de développement industriel pour les pays
dominés ou d’élévation du niveau de vie de leurs populations et, ici, en termes
d’un bien-être supérieur grâce aux nouvelles techniques ?
5.
Nous voudrions connaître de façon plus précise votre critique de la
thèse du « passage naturel » au socialisme ( à savoir : la dynamique propre du capitalisme créerait les
conditions de son dépassement et ce dépassement se fera en temps voulu soit au
travers d’une révolte violente spontanée, soit comme aboutissement du processus
réformiste ).
6.
Quelles sont à votre avis les caractéristiques de la lutte idéologique
dans les pays d’Europe de l’Ouest ? Quelle importance accorder aujourd’hui à la lutte
contre le révisionnisme ?
7.
N’y a-t-il pas une confusion possible dans l’emploi du terme de « démocratie »
lorsque vous dénoncez la démocratie bourgeoise — par exemple par rapport au
concept de démocratie énoncé par Mao Tsé-toung ou au
concept de lutte pour la « nouvelle démocratie » existant dans les pays dominés ?
8.
Quelle importance accordez-vous à la pensée de Mao Tsé-toung dans le combat révolutionnaire en Europe occidentale aujourd’hui ? Que pensez-vous de la conception du maoïsme comme « troisième étape », « supérieure », du marxisme ?
9.
Comment définissez-vous la responsabilité et les tâches concrètes des
militants et organisations révolutionnaires dans les centres impérialistes au
niveau de l’Internationalisme Prolétarien ? Quel sens exact attribuez-vous au mot d’ordre que
vous avancez à ce propos : « Faire la révolution dans son propre pays, contribuer à ce qu’elle
triomphe partout » ? Établit-il un rapport avec la thèse du « socialisme
dans un seul pays » ?
Deuxième partie
10.
La question principale du marxisme
est toujours celle de son application aux caractères et spécificités de chaque
situation. Avez-vous fait une analyse systématique et historique du mouvement
de classe dans votre pays ?
11.
Quelle est votre analyse de
l’histoire du mouvement communiste en Belgique ? Au cas où vous estimeriez que le PCB ait été révolutionnaire à une
époque, nous aimerions savoir quand et pourquoi selon vous il a cessé de
l’être.
12.
Quelle est votre analyse de la
scission survenue en 1963 dans le PCB et qui a donné naissance au PCB - Voix du Peuple,
ainsi qu’ensuite au PCMLB, au PCB (ML)
et aux divers groupes qui se réclamaient de la pensée Mao Tsé-toung ?
13.
Quels sont les précédents les plus
immédiats de la lutte armée révolutionnaire en Belgique ?
14.
Quelle était votre analyse du
contexte politique et social de l’Europe en général, et de la Belgique en
particulier, au moment de la naissance des Cellules Communistes Combattantes ? Ce contexte apportait-il réellement les conditions
objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire ?
15.
Pouvez-vous développer plus amplement
la distinction entre contradiction à caractère réformiste et contradiction à
caractère révolutionnaire, distinction à laquelle vous semblez tenir ?
16.
Pouvez-vous développer plus
amplement le concept de centralité ouvrière que vous défendez si fréquemment ? Ce concept n’est-il pas périmé aujourd’hui vu la
réduction permanente de la classe ouvrière depuis un demi-siècle ?
17.
L’effritement de la classe ouvrière,
l’isolement d’unités de production de plus en plus spécialisées et la
parcellisation des luttes, n’est-ce pas là toute une série de facteurs concrets
allant à l’encontre d’un projet unificateur de lutte ?
18.
Comment expliquez-vous la faiblesse
de la conscience de classe, l’abandon de la pensée marxiste dans le mouvement
ouvrier, l’essoufflement des luttes sociales et l’indigence des luttes
politiques dans le pays ?
19.
Quelle est votre position par
rapport à la lutte syndicale en général, et par rapport au syndicalisme en
Belgique en particulier ? Quelle doit être, selon vous,
l’approche politique et militante dans ce domaine ?
20.
Ces dernières années en France, on a
vu surgir des mouvements de grève vastes et décidés, indépendants des
structures syndicales traditionnelles ( cf. la grève de 1988 à la SNCF ) ; en Italie, les comités de base ont souvent débordé le syndicalisme officiel ; en RFA sont apparus des « syndicalistes oppositionnels » ; etc. Le même phénomène se développe-t-il en Belgique ?
21.
Les chômeurs représentent
actuellement plus de dix pourcent de la population active du pays. Compte tenu
de leurs conditions d’existence, ne pensez-vous pas qu’ils constituent une
fraction sociale vers laquelle l’agitation et la propagande révolutionnaires
doivent s’orienter prioritairement ?
22.
Quelles sont les luttes sociales ou
politiques qui se développent actuellement en Belgique ? Qu’en est-il du mouvement militant contre la
guerre, le militarisme, le nucléaire ?
Quelles sont les luttes que vous jugez centrales ?
23.
Comment analysez-vous la montée de
l’extrême droite (particulièrement en France) ? Pensez-vous que ce courant représente un danger véritable ? Diffère-t-il des mouvements fascistes historiques
que le siècle a déjà connus ? Quelle
place accorder à la lutte anti-fasciste dans la stratégie révolutionnaire ?
24.
Quelle est votre position par
rapport aux thèses dites écologistes qui renvoient dos à dos capitalisme et
socialisme, les condamnant tous deux dans le cadre d’un procès contre le « productivisme » ? Et que pensez-vous plus
particulièrement du mouvement anti-nucléaire tel qu’il existe en Belgique et en
RFA ?
25.
Quelle est votre analyse concernant
la lutte contre le patriarcat ? Quel
rôle attribuez-vous à la lutte des femmes et, selon vous, quel doit être son
rapport à la lutte politique de classe ?
26.
Que pensez-vous des thèses qui font
d’un soi-disant « prolétariat extralégal » un sujet révolutionnaire de première
importance dans les métropoles impérialistes ?
Troisième partie
27.
Quelle doit être la stratégie
révolutionnaire aujourd’hui en Europe ?
Quelles sont les tâches immédiates des militants communistes ? Quelles méthodes de lutte faut-il développer
prioritairement ?
28.
Vous considérez donc la lutte armée
comme la méthode de lutte et d’organisation pour le processus révolutionnaire
dans une démocratie parlementaire comme la Belgique ?
29.
Quelle est votre conception de la Guerre
Populaire ( ou Révolutionnaire ) Prolongée ? En quoi cette conception s’apparente et se
différencie-t-elle de la Guerre Populaire Prolongée telle qu’elle a été conçue
et développée dans de nombreux pays dominés suite à la victoire du Parti
Communiste Chinois en 1949 ?
30.
Comment voyez-vous pratiquement le
processus de construction de l’avant-garde révolutionnaire à partir de la
situation actuelle du mouvement de classe en Belgique ?
31.
L’action des Cellules Communistes
Combattantes surprit le mouvement révolutionnaire européen et lui sembla
inespérée parce que sortant toute achevée du néant. Le silence de
l’organisation depuis vos arrestations apparaît comme tout aussi inhabituel.
Qu’en est-il exactement des Cellules Communistes Combattantes ?
32.
Pourquoi ne répondez-vous pas aux
nombreuses calomnies, aux amalgames diffamatoires répandus sans discontinuité dans la presse ? Votre mutisme face à ces
manipulations est incompréhensible pour certains camarades, voire troublant
pour d’autres. Ainsi, par exemple, pouvez-vous dire ce qu’il en est de
l’affaire de l’attaque de la caserne à Vielsalm en
1984, dont une partie du produit aurait été retrouvée dans des bases des
Cellules, alors que selon divers journalistes ou politiciens bourgeois cette
attaque aurait été menée par des commandos US ?
33.
Que pensez-vous de la thèse
affirmant que la construction d’un authentique Parti Communiste est un
préalable incontournable à l’ouverture de la moindre pratique armée ?
34.
Que pensez-vous de l’analyse selon
laquelle la lutte armée est prématurée dans la mesure où l’heure serait à un
patient travail d’organisation et de politisation des éléments avancés de la
classe ouvrière et non au ralliement des masses à la révolution ?
35.
Quelle est votre conception des
rapports qui doivent exister entre la lutte armée et le Parti ? En quoi votre conception diffère-t-elle de celle du
Parti Communiste d’Espagne ( reconstitué ), que vous avez eu l’occasion d’interpeller à ce
sujet ?
36.
Quel bilan critique tirez-vous
aujourd’hui de la lutte de votre organisation en 1984/1985 ? Avez-vous noté une avancée, des progrès concrets
dans la conscience des masses en Belgique quant à la nécessité de la lutte
armée révolutionnaire ? Peut-on dire qu’une base sociale
significative a approuvé — ou du moins compris — cette lutte ?
37.
Pouvez-vous expliquer l’interruption
persistante de l’action armée des Cellules Communistes Combattantes depuis vos
arrestations ? N’est-ce pas l’indice d’un certain
échec ?
38.
Peut-on expliquer fondamentalement
les revers subis par des luttes comme celles des Brigades Rouges, des GRAPO ( et à un autre
niveau, de la RAF et d’AD ), par un manque d’appui social ? Le mouvement révolutionnaire ne doit-il pas
reconsidérer sa stratégie et sa tactique en fonction de cela ?
39.
Quelle est votre conception des
rapports devant exister entre la lutte armée développée par l’avant-garde
révolutionnaire et les luttes économiques et sociales du prolétariat ? Celle-là doit-elle s’engager directement aux côtés
de celles-ci ? Dans l’affirmative, quels sont
selon vous les modalités et problèmes propres à un tel engagement ?
40.
Les Cellules Communistes
Combattantes n’ont jamais dirigé leurs actions armées contre des personnes ; cela résultait-il d’un choix tactique, politique,
voire idéologique ? Que pensez-vous de ce type
d’actions ( Buback, Moro, Besse ) ?
Quatrième partie
41.
Quels sont, selon vous, les enjeux
de la construction de l’Europe économique au niveau du capitalisme mondial ?
42.
Quelle est votre position par
rapport aux luttes de libération nationale qui se déroulent dans l’état
espagnol et ailleurs en Europe ( Pays
Basque, Catalogne, Galice, Corse, Irlande du Nord, etc. ) ? La
problématique communautaire opposant Wallons et Flamands en Belgique
relève-t-elle du même domaine ? Dans
quelle mesure ?
43.
Pensez-vous que la lutte contre la
guerre impérialiste soit toujours à l’ordre du jour, compte tenu des accords de
désarmement atomique et autres passés entre les USA et l’ex-URSS ? La tendance à la guerre est-elle toujours
d’actualité ? Dans ce cas, l’amélioration du
climat Est / Ouest
pourrait-il entraîner un déplacement des zones d’affrontement vers la
périphérie ?
44.
Depuis la fin de la seconde guerre
mondiale, de nombreuses luttes révolutionnaires dans le monde ont suscité
l’enthousiasme et catalysé l’énergie du mouvement révolutionnaire européen ( Chine, Albanie,
Cuba, Algérie, Vietnam et tant d’autres ).
Aujourd’hui beaucoup sont revenus de leurs illusions et ne savent plus où
tourner leur regard. Quelles sont les nouvelles luttes qui peuvent être
exemplaires au niveau international ?
45.
Comment comprendre l’évolution de
l’URSS et des pays d’Europe de l’Est ces dernières
années ? Pouvait-on qualifier le système
social de l’URSS de capitaliste ? L’URSS
de Gorbatchev représentait-elle encore pour vous, à l’un ou l’autre niveau, une
référence socialiste ? Quelle est votre opinion
concernant Staline ?
46.
Que pensez-vous de la Chine de Deng
Xiaoping ? Quelle est votre analyse de la
Révolution Culturelle ? Peut-on qualifier la formation
sociale de la Chine de capitaliste ?
Ou bien, selon vous, reste-t-elle une référence socialiste ?
47.
Quelle est votre position au sujet
des luttes de libération nationale dans les pays dominés ? Certaines de vos réflexions laisseraient entendre
que vous refusez à tout mouvement, même de masse, la légitimité de représenter
les intérêts d’un peuple opprimé, s’il n’est pas guidé par le Marxisme-Léninisme. Confirmez-vous cela ?
48.
Comment analysez-vous la lutte du
peuple palestinien ces dernières années ?
Dans un communiqué, les Cellules Communistes Combattantes ont approuvé l’attaque
menée contre les agents de sécurité de la synagogue de la rue de la Régence à Bruxelles ; pouvez-vous exposer votre position à l’égard de ce genre d’action ?
49.
Quelle, est votre analyse de la
situation en Palestine, au Moyen-Orient, et de la position des États européens
par rapport à cette situation ? Quelle
conclusion peut-on en tirer pour l’orientation stratégique du combat
internationaliste ici ?
50.
Différentes estimations du phénomène
des mouvements islamistes ont cours parmi les révolutionnaires européens.
Certains condamnent ces mouvements comme anti-socialistes et obscurantistes,
d’autres les considèrent comme des forces objectivement anti-impérialistes dans
la mesure où elles affaibliraient l’hégémonie US Quelle est votre
position à ce propos ?
51.
Comment expliquer que depuis
quarante-cinq ans la gauche traditionnelle en Europe soit la complice — tout au moins passive — des agressions perpétrées par l’État sioniste contre les peuples du Moyen-Orient ?
52.
Quelle est votre position à l’égard
la guerre populaire que mène depuis 13 ans le Parti Communiste du Pérou ? Quelle opinion avez-vous du Président Gonzalo et de
la direction qu’il imprime au PCP ?
Cinquième partie
54.
La période de reflux que traverse
actuellement le mouvement révolutionnaire en Europe n’impose-t-elle pas de
reléguer au second plan les désaccords et de tendre résolument à l’unification
des avant-gardes combattantes ?
55.
Il y a apparemment un manque de
cohérence dans l’expression et le positionnement des Cellules Communistes
Combattantes vis-à-vis du mouvement révolutionnaire allemand et d’AD : références élogieuses à la RAF
dans des communiqués, refus de s’inscrire dans le « Front commun »
RAF/AD proclamé en janvier 1985, mise en exergue d’une action des RZ, etc. Faut-il y voir une évolution de la position de votre
organisation ? Dans ce cas pouvez-vous en
présenter le sens et les raisons ?
56.
Pouvez-vous développer ce qui selon
vous sépare votre ligne de celle de la RAF et AD ? Au vu de ces désaccords, considérez-vous ces dernières comme des
ennemies politiques, voire comme des groupes contre-révolutionnaires ? Ou bien conservez-vous avec elles une relation de « fraternité critique » ?
57.
Qu’en est-il de l’affaire du « FRAP » et du
contentieux qui aurait surgi entre les Cellules Communistes Combattantes et
Action Directe à ce propos ?
58.
Que pensez-vous du débat sur une
éventuelle amnistie « de gauche » qui a divisé le mouvement révolutionnaire italien ? Quelles sont les fractions de ce mouvement dont
vous vous sentez le plus proche ?
Cartes et notes explicatives
( à l’usage des camarades étrangers )
La Flèche et la Cible
Première partie
1.
Quelle est la base idéologique des Cellules
Communistes Combattantes ?
Le Marxisme-Léninisme.
C’est-à-dire avant tout le matérialisme dialectique comme conception
philosophique ; le matérialisme historique comme
application du matérialisme dialectique à la connaissance de la société humaine
et de son évolution ; l’économie politique marxiste
comme compréhension des lois de l’action et du développement des forces
productives ; et enfin le socialisme
scientifique comme patrimoine d’enseignements, perspective et guide pour
l’action révolutionnaire du prolétariat.
Dans le cadre du travail qui s’ouvre ici, il est
naturellement impossible d’exposer toute la variété et la complexité des thèses
propres à ces quatre grandes parties du Marxisme-Léninisme.
Nous nous en tiendrons à une présentation des traits
essentiels.
Notre base philosophique est donc le matérialisme dialectique. Nous pensons que notre univers ( le monde et les
phénomènes qui le traversent ) est
matière et mouvement ( déplacement / évolution / transformation ) de la matière selon ses propres lois. D’ailleurs la
science et la réalité historique et sociale confirment cela de plus en plus
clairement.
Nous rejetons par conséquent tout idéalisme philosophique : nous affirmons que la conscience est le produit
d’une haute organisation de la matière, le cerveau, donc que la conscience est
le reflet du monde objectif dans le cerveau humain. Toujours en opposition avec
l’idéalisme philosophique ( ou
sa variante honteuse :
l’agnosticisme ), nous pensons que la cognoscibilité
du monde est infinie, que la science et la pratique sont virtuellement capables
de tout découvrir, jusqu’aux choses aujourd’hui encore inconnues. La vérité
absolue — définitive — est donc théoriquement accessible, mais ne l’est
pratiquement qu’à travers les progrès de la vérité relative ( incomplète, correspondant à un
niveau du mouvement de la connaissance )
qui tend à correspondre toujours plus exactement à la réalité objective du
monde, monde qui existe donc indépendamment de la conscience que l’on peut
avoir de lui.
Le matérialisme dialectique dépasse l’ancien matérialisme
mécaniste des grands penseurs des XVIIe et
XVIIIe siècles ( Diderot, d’Holbach, d’Alembert, etc. ) qui tendaient à réduire le monde à
son seul mouvement mécanique, lui prêtant même à l’extrême le caractère d’un
éternel mouvement cyclique — au sein duquel, loin de s’unir et d’interagir
dialectiquement, les contraires s’excluaient de manière métaphysique. Néanmoins,
le matérialisme dialectique est l’héritier du matérialisme mécaniste, tout
comme d’ailleurs du matérialisme antique ( Démocrite, Epicure, etc. ) souvent plein de génie mais
handicapé par l’étroitesse de la base scientifique de l’époque. Le matérialisme
marxiste est dialectique parce qu’il considère le monde comme un tout en
mouvement et changement perpétuels, dans lequel le développement de l’inférieur
au supérieur se fait par l’action des contradictions opposant et unissant ses
parties constitutives, dans lequel l’accumulation de petites transformations
progressives ( phénomène
quantitatif ) provoque à terme des progrès
soudains, des bonds qualitatifs.
Le matérialisme historique est l’application du
matérialisme dialectique à l’étude de la société et de l’Histoire,
il constitue la méthode marxiste de connaissance des lois générales qui
déterminent l’apparition, le développement et la disparition des régimes
sociaux. C’est donc le cadre général de toutes les sciences sociales, parmi
lesquelles l’économie politique occupe une place primordiale. En effet, le
matérialisme historique révèle que le déterminant principal d’une société est
l’organisation du travail humain destiné à la production des choses nécessaires
à la vie. Ce qui détermine fondamentalement une société et son évolution sont
les moyens de production et ceux qui les animent ( les forces productives ), les rapports qui unissent et opposent les hommes
dans la production sociale ( les
rapports de production, comme la propriété des moyens de production, la
division du travail, la répartition des produits, etc. ), bref le mode de production, la combinaison des
forces productives et des rapports de production, la lutte des classes. Le mode
de production constitue donc l’infrastructure du régime social : sur sa base se façonnent la conscience sociale ( politique,
morale, religion, art, etc. ) et les institutions sociales ( État, partis politiques, églises, etc. ) qui forment ensemble la superstructure.
Coulé dans le moule du matérialisme dialectique, le
matérialisme historique conçoit l’étude des systèmes sociaux dans leur
évolution. L’origine de cette évolution réside dans la production qui est en
continuel développement. Chaque fois qu’est atteint un stade de développement
où les forces productives entrent en contradiction avec les rapports de
production s’impose une transformation de ces derniers, et cette transformation
exige à son tour un changement dans la superstructure, dans le régime social.
Crises et révolutions sociales sont l’expression de ces contradictions se
résolvant à travers des bonds dialectiques.
Cinq grands modes de production se sont globalement succédés
jusqu’à nos jours. Aux premiers temps d’existence des hommes, on trouve le
communisme primitif qui se caractérisait par un extrême dénuement et la
propriété commune des sources de richesse. Le mode de production esclavagiste
lui a succédé en raison de l’augmentation des forces productives et de la
richesse sociale ( agriculture,
élevage ), il a ouvert le règne de la
propriété privée et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Apparut ensuite
le mode de production féodal, où la propriété privée des moyens de production ( essentiellement
la terre ) restait totale mais se réduisait
sur le producteur ( l’esclave devient serf ). Signalons aussi l’existence, en Inde
particulièrement, d’un mode de production asiatique caractérisé par la
simultanéité de rapports sociaux égalitaires à l’échelle villageoise et d’une
exploitation de ces communautés rurales par des monarchies. L’incessant développement
des forces productives imposa finalement le mode de production capitaliste, les
rapports de production féodaux étant devenus trop étriqués pour une économie
marchande et industrielle. Et c’est le même développement qui maintenant sonne
le glas du mode de production capitaliste :
il est devenu caduc à son tour, comme le démontre théoriquement l’économie
politique marxiste et pratiquement la crise générale qui frappe le système.
L’économie politique marxiste a pour fondement la loi de la
valeur selon laquelle la valeur d’une marchandise tient dans le temps de
travail socialement nécessaire à sa production ( ce qui n’empêche pas qu’une
marchandise puisse être vendue au-dessus ou en dessous de sa valeur mais
signifie alors que si une des parties gagne dans l’échange des marchandises,
l’autre y perd, et que tous ces mouvements se compensent de telle sorte qu’en
moyenne les marchandises sont vendues à leur valeur ). Aucune valeur nouvelle n’étant créée dans
l’échange ( les
ventes et les achats ) des marchandises, l’origine de la
plus-value extraite de leur capital par les propriétaires des moyens de
production se situe dans le processus de production même.
Le capitaliste achète des moyens de production tels des
machines, des matières premières, de l’énergie, etc. ( capital constant ) et la force de travail des prolétaires ( capital variable ).
Conformément à la loi de la valeur, le capitaliste achète ces moyens à leur
véritable valeur, c’est-à-dire selon le temps de travail nécessaire à leur
production. Cela se conçoit facilement pour les éléments du capital constant.
Pour la force de travail des prolétaires, cela doit se comprendre comme le
temps de travail nécessaire à la production des marchandises telles que
nourriture, logement, habillement, etc., qui permettent à cette force de travail de se reconstituer et de
se reproduire par l’entretien de la famille du prolétaire. La particularité de
la marchandise « force de travail » est qu’elle est source de nouvelle valeur. Le
capitaliste achète la force de travail du prolétaire pour un temps déterminé
et, durant ce temps, le prolétaire ajoute par son travail de la valeur aux
marchandises qu’il contribue à produire non seulement à la hauteur de ce qui
lui est versé comme salaire ( le
salaire n’étant jamais que le prix de la marchandise « force de travail » ) mais bien au-delà. Ce « surtravail »
— contre lequel le prolétaire ne reçoit aucun équivalent — compose la plus-value
et donc le profit capitaliste.
La concurrence entre capitalistes pousse chacun d’eux à
remplacer tant que faire se peut le travail humain par la machine. De cette
façon, chaque capitaliste renforce sa compétitivité par rapport aux autres.
Mais au niveau de la formation sociale prise dans son ensemble, cela a aussi
pour conséquence de faire baisser globalement la proportion du capital variable
par rapport au capital constant. Comme la plus-value s’extorque seulement sur
le capital variable ( les machines, matières premières, etc., ne faisant que transmettre leur valeur dans les
marchandises qu’elles contribuent à produire, soit en une fois pour un capital
circulant comme une matière première consommée toute entière, soit
progressivement pour un capital fixe comme une machine qui s’use peu à peu ), le taux de profit ( à savoir le rapport entre la plus-value extorquée et le capital
globalement engagé ) a tendance à baisser. La « chute tendancielle du taux de profit » contraint les capitalistes à un rattrapage, soit
par une exploitation accrue du prolétariat ( une augmentation du taux de
plus-value, c’est-à-dire du rapport entre la plus-value extorquée et le capital
variable engagé ), soit par une augmentation de la
production passant généralement par de nouveaux progrès du machinisme.
La concurrence entre capitalistes ainsi que la circulation
des capitaux entre les secteurs permettent indirectement la traduction de la
loi de la valeur dans l’échange des marchandises. Il s’établit de cette façon
un taux de profit moyen qui détermine le « prix
de production » des marchandises ( soit le capital
dépensé pour leur production augmenté du profit moyen ). Ainsi également, quand pour une raison ou l’autre
la demande d’une marchandise donnée est telle qu’elle se vend bien plus cher
que son « prix de production », la recherche du profit maximal pousse des
capitalistes à investir dans sa production et cela ramène progressivement son « prix de marché »
à la hauteur de son « prix de production » en rétablissant l’équilibre de l’offre et de la
demande. De même, l’opération inverse a naturellement cours : la désaffection pour une marchandise fait tomber
son « prix de marché » en dessous de son « prix de production » et pousse les capitalistes à en
abandonner la production. D’autre part la concurrence engendre son contraire : en imposant un développement et un élargissement permanents
de la production, elle provoque la concentration croissante des capitaux ( apparition du
grand capital ) et des entreprises. C’est la
tendance à la monopolisation. Elle entraîne aussi la prolétarisation des
classes moyennes incapables de rester en lice ( incapables de réunir les capitaux
nécessaires à une position compétitive ),
et cela jusque dans les secteurs économiques qui leur étaient autrefois
réservés ( commerces, services, etc. ).
À la contradiction opposant prolétaires et capitalistes autour
de la plus-value et du surtravail ( que
les premiers tentent de baisser — directement ou indirectement par une
augmentation du salaire ), s’en ajoutent d’autres
essentielles dans le mode de production capitaliste. Principalement, la
contradiction entre le caractère social de la production ( la production est assurée
collectivement par les masses populaires )
et le caractère privé de la propriété des moyens de production ( capital, usines, terre, etc. ) et donc de l’appropriation de la plus-value. Tandis
que la production ne cesse de s’étendre, la demande solvable des masses
populaires reste limitée en raison de la mainmise bourgeoise ( la bourgeoisie recouvrant ceux qui
vivent non de leur travail mais de leur capital ) sur la plus-value créée par le prolétariat, et de cette contradiction
insoluble dans le cadre du mode de production capitaliste naissent cycliquement
des crises de surproduction.
Le socialisme scientifique se fonde dans la
compréhension du fait que les contradictions du mode de production capitaliste
sont inexorablement appelées à s’accentuer, le rendent obsolète et conduisent à
son dépassement dialectique dans un nouveau mode de production. Le nouveau mode
de production devra résoudre la contradiction entre production sociale et
propriété privée des moyens de production, entre production sociale et
appropriation privée, ce qui sera seulement accessible en rendant la propriété
des moyens de production et l’appropriation également sociales.
Le socialisme scientifique se distingue du socialisme utopique
( de Thomas
More à Fourier en passant par Rousseau )
en ce qu’il ne se fonde pas seulement sur une exigence morale de justice et une
aspiration à une vie meilleure. En effet, le socialisme scientifique repose en
priorité sur l’analyse scientifique ( matérialiste )
du monde actuel, des tendances qui le traversent, des forces qui l’animent. Il
ne s’agit plus d’élaborer un système idéal et ensuite de chercher à y plier la
réalité de la société, il s’agit de s’inscrire dans le mouvement même de
l’évolution sociale et de travailler consciemment à sa réalisation.
Notre époque correspond au stade suprême du capitalisme,
l’impérialisme. Ce stade est notamment caractérisé par une extrême
concentration des capitaux ( allant
jusqu’au monopole ), la fusion du capital industriel
et bancaire dans le capital financier, le partage du monde entre grandes
puissances impérialistes ( la colonisation et néo-colonisation
ayant permis d’imposer le mode de production capitaliste au monde entier ), etc. Un stade qui
se caractérise aussi par le fait que les contradictions inhérentes au mode de
production capitaliste ( celles-là
mêmes que révèle entre autres choses l’économie politique marxiste ) sont exacerbées au point de frapper ce mode de
production d’un dysfonctionnement quasi permanent, d’en faire un frein au
développement des forces productives alors qu’il en avait été un formidable
moteur.
Le passage d’un type de rapports de production à un autre ( dans ce cas : des rapports capitalistes aux rapports socialistes ) signifie le passage d’un mode de production à un
autre, d’un régime social à un autre. Non seulement l’infrastructure mais aussi
toute la superstructure sociales doivent être modifiées, tant celle-ci est liée
à celle-là. Ainsi s’imposent les révolutions.
Comme ce fut la réalité des choses lors du passage du mode
de production féodal au mode de production capitaliste, le passage du mode de
production capitaliste au mode de production socialiste exige une révolution
bouleversant tout l’ordre social, transformant radicalement la pensée, la
morale, les institutions, etc. Et de la même
manière que la révolution anti-féodale a été animée par la classe qui aspirait
le plus puissamment et consciemment à l’ordre social à venir — la bourgeoisie
et le capitalisme — la révolution anti-capitaliste aura pour sujet la classe de
ceux qui ont le plus grand intérêt à l’avènement d’une société de producteurs
pour les producteurs — le prolétariat et le socialisme. Le prolétariat, qui
connaît avant tout la collectivisation des peines et du travail, est la classe
désignée pour réaliser la collectivisation des fruits du travail social. Il lui
appartient à ce propos de synthétiser l’ensemble de ses revendications
particulières ( celles
de telle ou telle de ses parties ) en une
aspiration générale, unique, une volonté de classe à marcher vers le
socialisme, tout comme il lui appartient de se doter de l’appareil
politico-militaire nécessaire au succès de sa mission historique.
Cet appareil politico-militaire ( le Parti Communiste et ses forces
armées ) s’impose pour une double raison.
Pour rassembler et orienter de la façon la plus juste l’ensemble des forces
révolutionnaires et pour accéder finalement à un rapport de force victorieux
dans la lutte des classes. Parce que de la même manière que jadis la noblesse
s’est accrochée bec et ongles à ses privilèges de l’ancien régime contre la
bourgeoisie alors révolutionnaire, aujourd’hui la bourgeoisie devenue
historiquement réactionnaire n’entend pas se laisser déposséder de ses
privilèges par le prolétariat. Elle dispose d’un État qui la sert, de
nombreuses forces armées et répressives, elle exerce une contre-révolution
préventive dans tous les domaines — à commencer par l’idéologie, la
connaissance, l’information, etc. —, et le
prolétariat ne peut espérer inverser pareil rapport de force défavorable sans
développer une longue et dure lutte dans laquelle il accumulera expérience et
puissance, une lutte intransigeante pour établir sa dictature : les pleins pouvoirs de la classe ouvrière.
La dictature du prolétariat ( c’est-à-dire la dictature de la majorité au profit de la majorité ) permettra à cette classe de réaliser son programme,
d’accomplir ses tâches : expropriation de la bourgeoisie et
donc élimination en tant que classe ( un
bourgeois dépossédé pourra bien sûr se réinsérer à titre individuel dans la
société, en tant que travailleur contribuant à la production ), destruction de l’État
bourgeois et édification des institutions de la démocratie populaire,
socialisation des moyens de production et orientation rationnelle ( planification )
de l’activité économique pour garantir la satisfaction des besoins de tous et
toutes, etc.
La maturation du mode de production socialiste et de ses
superstructures conduira l’humanité à un système social encore supérieur mais
aujourd’hui inaccessible : le Communisme, société sans classe
et sans État.
Voilà brièvement récapitulées, quelques-unes des thèses
principales du Marxisme-Léninisme. Il en existe
encore bien d’autres et toutes mériteraient d’être développées. Mais, nous
l’avons dit, notre but ici était seulement de donner un aperçu général de la
base idéologique de notre organisation, de notre vision du monde et de notre
conception historique.
2.
La plupart des documents de votre organisation
traitent d’analyses historiques, de questions stratégiques, etc.,
mais évoquent très rarement et très vaguement un projet concret de société
auquel les travailleurs pourraient se rallier. Pouvez-vous combler cette lacune
en présentant la construction du socialisme telle que vous la concevez
précisément ?
Quand nous nous référons au socialisme ou, en finalité, au
Communisme, notre objet n’a rien à voir avec un eldorado aussi idyllique
qu’indéfini mais satisfaisant quelque révolte existentielle ou éthique face à
la barbarie oppressive et destructrice de l’impérialisme. Nous nous référons précisément à un projet très réaliste
d’organisation économique et sociale libératrice rendue accessible et
inévitable par la maturité contradictoire des forces productives. Le socialisme
est le produit dialectique historique du capitalisme, il est l’étape d’abandon
de la logique marchande et de destruction irréversible de la société de classe.
Le Communisme est l’aboutissement naturel du socialisme : la société sans classe et sans État, libérée par
l’abondance des contingences originelles de la production matérielle et offrant
à l’humanité toute entière le cadre nécessaire à l’épanouissement de tous les
traits de son génie : des relations sociales
fraternelles, la maîtrise consciente du présent et de l’avenir, la
connaissance, le progrès scientifique, la création artistique, etc.
Seuls les idéalistes pensent que l’« esprit de la lutte »
pourrait suffire à animer la lutte. L’engagement et la lutte révolutionnaires
sont certes créateurs de richesses morales personnelles et collectives, ils
constituent un acte et un espace de libération, d’équilibre, de dignité et de
bonheur dans la mesure où anticipant concrètement leur objectif, ils en
matérialisent les prémices. Mais ni l’exposé de l’esprit ou des satisfactions
de la lutte, ni d’ailleurs celui du principe libérateur du socialisme ne
peuvent remplacer la présentation, même sommaire, du programme de la révolution
socialiste et de la dictature du prolétariat, tel que nous pouvons le définir
aujourd’hui et autour duquel nous entendons mobiliser le monde du Travail.
Le propre d’un programme concret est de correspondre à une
situation déterminée, c’est-à-dire d’en maîtriser pleinement les possibilités
comme les nécessités, ce qui n’est bien sûr accessible qu’à partir du moment où
cette situation est nettement perceptible. Or les marxistes ne peuvent pas plus
que personne prédire quelle sera la situation exacte dont le prolétariat
héritera lorsqu’il arrivera au pouvoir. La révolution triomphera-t-elle partout
en Europe ou faudra-t-il poursuivre la guerre révolutionnaire après une
victoire locale ? Quelle intensité et quelle durée
connaîtra la guerre civile ? Comment et avec quelle vigueur se
manifestera la contre-révolution ?
L’appareil productif aura-t-il été préservé durant toute la période
insurrectionnelle ou sera-t-il complètement ravagé ? Quelle sera la situation internationale ? Etc. On pourrait
ainsi multiplier quasi à l’infini les questions aujourd’hui sans réponse, mais
qui seront pourtant déterminantes pour l’organisation du pouvoir
révolutionnaire. Voilà pourquoi le programme de la révolution socialiste tient
aujourd’hui dans des principes de fond, des axes généraux révélés par
l’expérience historique, des tendances et des orientations qui présideront
nécessairement à l’organisation et à l’activité du pouvoir socialiste.
Avant d’en venir à la présentation du programme proprement
dit, nous voulons encore faire un commentaire qui nous semble important.
Souvent, lors des discussions publiques au cours desquelles est évoqué ce
programme, beaucoup se montrent sceptiques, le tiennent pour utopique et
irréalisable, et ils étayent leur point de vue en soulignant les traits
dominants de la conscience sociale aujourd’hui ( égoïsme, individualisme, etc. ). Ce faisant, ces personnes commettent une erreur
d’analyse : elles opposent l’état actuel de la
conscience sociale à un projet social correspondant à une étape future du
développement de la société, précisément à l’étape de la révolution socialiste.
Elles ignorent ainsi tout le mouvement évolutif, touchant la conscience comme
le reste, qui sépare la situation actuelle de l’époque où l’application du
programme socialiste sera à l’ordre du jour. On doit garder à l’esprit que
l’application du programme de la révolution sociale aura lieu suite à une
longue lutte de classe, une lutte dans laquelle se seront progressivement
engagées des couches de plus en plus larges du prolétariat, une lutte
matérialisant le progrès de la conscience de classe et donc l’évolution de la
conscience sociale vers les principes socialistes et les objectifs
prolétariens.
En bref, cela signifie que quand il s’agira réellement
d’appliquer le programme d’édification socialiste, on en sera nécessairement
arrivé à un moment où les forces vives du pays l’auront fait leur et seront
déterminées à le réaliser jusqu’au bout. Sans quoi la question de l’application
ne se poserait même pas : la révolution n’aurait pu
triompher. La révolution ne se réduit pas à un hasardeux changement de régime
ou à une gratuite — mais brutale — passation de pouvoir : elle correspond à une transformation du rapport de
force entre les classes, elle répond à une modification du rapport social dans
son ensemble ( y
compris dans le domaine idéologique ),
elle constitue le couronnement de la lutte révolutionnaire où a été forgée,
acquise et développée une conscience nouvelle.
La raison essentielle du programme socialiste est clairement
définie. Il s’agit de bâtir un système social gérant la production de façon
rationnelle pour un double objectif :
optimaliser les capacités existantes dans le sens de la satisfaction des
besoins matériels de tous et de chacun et toujours plus libérer les hommes et
les femmes de la contrainte de cette activité aliénante. À l’opposé de
l’anarchie du système capitaliste basé sur la propriété privée, le marché, la
concurrence, le gaspillage et les multiples autres tares qu’impose la recherche
du profit pour le profit, le système socialiste ordonne le travail social à
partir de la propriété collective des moyens de production, garantit leur
développement qualitatif et quantitatif dans le but d’assurer un progrès
constant des conditions d’existence de la population selon les principes de
travailler tous, travailler à une fin socialement utile, travailler moins.
Le socialisme est l’organisation de la production et
l’établissement du rapport social par lesquels les hommes et les femmes
construisent, exercent et développent pour la première fois un pouvoir
collectif sur leur réalité et leur devenir communs. Survolons les principaux
axes du programme d’édification socialiste que l’on peut dès à présent
concevoir de façon schématique pour la phase de dictature du prolétariat —
première étape du socialisme dans notre pays.
— Saisie ( sans la moindre indemnisation ) et collectivisation à travers l’étatisation de
toutes les entreprises industrielles et commerciales exploitant le travail
salarié. Regroupement de ces structures en cartels ( intégration horizontale ) et en combinats ( intégration verticale ) ; réactivation de la production, développement des
capacités et orientation des activités selon les directives du Plan. Maintien
de l’encadrement et de la maîtrise techniquement nécessaires ( mais dépossédés de leurs privilèges ) pour assurer le bon fonctionnement de l’outil en
conformité avec les directives du Plan, et cela sous le contrôle absolu des
comités de base ouvriers et employés. Création d’un ministère du Plan dont la
tâche est de faire coïncider harmonieusement, dans une dynamique de progrès et
de développement, les capacités de production et les besoins de la société tels
qu’ils seront synthétisés par le Parti du prolétariat et le gouvernement
révolutionnaire sur base des aspirations populaires exprimées à travers les
structures sociales adéquates ( syndicats,
comités de base des entreprises, associations de consommateurs, d’usagers, etc., ministères, autorités locales, etc. ). Le ministère du Plan répartit rationnellement tant
les ressources disponibles ( matières
premières, énergie, produits semi-finis, etc. ) que les quotas de production à honorer dans chaque
branche et chaque entreprise.
— Saisie ( sans la moindre indemnisation ) et collectivisation à travers l’étatisation de
toutes les richesses financières capitalistes : saisie de l’ensemble des avoirs des banques, holdings, sociétés
d’investissement, bureaux de change, compagnies de crédit et d’assurances, etc. Fermeture de la Bourse. Création d’une banque et
d’une caisse d’épargne d’État. Annulation de toutes
les dettes contractées par les entreprises, structures et institutions du pays
auprès de qui que ce soit ( mais
remboursement de la petite épargne ) ; annulation de toutes les dettes contractées par des
particuliers ou par des pays du tiers-monde auprès des entreprises, structures
et institutions financières nationales ( mais
maintien des dettes des capitalistes étrangers ). Saisie des grandes fortunes.
— Salarisation de toute l’activité laborieuse sous
l’organisation et le contrôle de l’État ; fixation des barèmes à l’intérieur d’une marge ne
pouvant excéder l’écart du simple au triple. Limitation de l’héritage aux
valeurs d’usage personnel ou familial. Transfert de toute la force de travail
gaspillée aujourd’hui dans des activités parasitaires ou nuisibles ( automobile,
secteur financier, publicité, luxe, etc. ) vers des secteurs socialement utiles ( production de biens nécessaires, enseignement,
services publics, etc. ), ce qui, combiné à sa distribution équitable, permet une réduction
formidable du temps de travail. Réduction constante de la division entre
travail manuel et travail intellectuel.
— Nationalisation du sol et centralisation des
exploitations agricoles avec l’industrie agro-alimentaire afin de constituer
des combinats puissants et modernes garantissant à tous une alimentation saine
et suffisante. Orientation et planification de l’activité laborieuse dans le
but de liquider à terme la division entre la ville et la campagne ( conditions de
vie et de travail, infrastructures sociales, culturelles, etc. ).
— Large développement et gratuité progressive de tous
les services publics : santé, enseignement, culture,
communications, transports, etc. Même chose
pour la distribution de l’eau, du gaz et de l’électricité. Suppression de la
propriété locative : les maisons et appartements
appartiennent à ceux qui les habitent ;
instauration de mesures permettant l’attribution à chacun d’un logement décent
et conforme aux besoins familiaux, de travail, de santé, etc.
Attribution de la gestion et de la protection du patrimoine immobilier aux
autorités locales sous le contrôle des comités de quartier. Mise en chantier de
programmes de rénovation et de construction dans le cadre d’un urbanisme
compris comme science de l’harmonie entre l’homme et son environnement.
Restauration, extension et perfectionnement d’un réseau de transports en commun
( trains,
trams, métro, bus, etc. ) couvrant tout le pays et permettant rapidement l’abandon du transport
automobile non utilitaire. Et en règle générale, prise en compte dans tous les
domaines ( construction,
transports, etc. )
des impératifs de respect de l’environnement.
— Fusion des divers réseaux d’enseignement en un seul
placé sous l’autorité exclusive de l’État ; transformation des programmes et des méthodes
pédagogiques dans le sens d’un élargissement de l’horizon culturel, de
l’épanouissement et de la responsabilisation sociale selon les lumières de la
science et les principes de la morale communiste ; ouverture de tout le système éducatif à la réalité sociale et
notamment à la production. Vaste développement des structures et activités
culturelles pour tous et stimulation de la création aux dépens de la
consommation ; abolition de la propriété privée
en matière de patrimoine et création intellectuels et artistiques.
— Application générale d’une politique de santé basée
sur l’hygiène et la salubrité du cadre de vie, la prévention systématique et la
responsabilisation des personnes et des collectivités ( réorganisation en ce sens de la
recherche scientifique et de la production pharmaceutique ). Développement de l’activité sportive comprise
comme méthode et expression d’harmonie physique, ludique et sociale ( suppression du
professionnalisme ).
— Liquidation de la monarchie et annulation de la
constitution et du droit bourgeois ;
instauration d’une constitution et d’une législation socialistes fondées dans
la reconnaissance du travail socialement utile comme droit et devoir pour tous,
dans le droit des travailleurs à l’intégrité et à la dignité ( c’est-à-dire jouir pleinement de
leur existence hors de toute exploitation et oppression ), dans le droit pour tous à la santé, à l’éducation,
à la culture, etc. Constitution et législation
fondées aussi dans la reconnaissance du Parti du prolétariat comme guide dans
le processus historique libérateur de construction du socialisme et de marche
vers le Communisme. Suppression du système parlementaire démocrate bourgeois et
édification du pouvoir socialiste basé sur la fusion du législatif et de
l’exécutif, sur le principe électif direct des responsables, sur leur
responsabilité personnelle quant à leur travail et sur leur révocabilité
permanente. Exclusion de tout privilège lié à la fonction dirigeante. Privation
des droits civiques pour tous les anciens capitalistes, hauts cadres
économiques, politiques, judiciaires, etc., et pour
tous les contre-révolutionnaires. Rééducation par le travail forcé de tous les
parasites bourgeois et autres éléments anti-sociaux.
— Démantèlement complet de ce qu’il restera ( après la guerre
civile ! )
des ministères et appareils ayant assuré et défendu la domination de la
bourgeoisie ( Justice, Intérieur, Défense
Nationale, gendarmerie et polices, etc. ) et traduction de leurs responsables devant les
tribunaux révolutionnaires. Création des structures de pouvoir populaire : tribunaux, milice prolétarienne, etc. Bouleversement et réorientation totale des
ministères techniques ( Santé, Communications, Travaux
Publics, etc. ),
c’est-à-dire limogeage des anciens responsables, abandon des orientations
socialement inutiles ou nuisibles, mise en place d’un encadrement
professionnellement compétent et politiquement éprouvé dans la lutte
révolutionnaire afin d’assurer le succès des directives du nouveau régime.
Démantèlement des trusts médiatiques et de la presse bourgeoise ; création d’instruments de communication,
d’information et de débat gérés soit par le Parti ou l’État
soit par les associations et comités de base ( entreprises, quartiers, syndicats, professions, etc. ).
— Développement de la vie associative. Encouragement de
toutes les manifestations structurant l’harmonie de la collectivité, soutien
concret de l’État ( et collaboration active du Parti ) à tous les organismes ou associations permettant le
contrôle direct des citoyens sur la vie publique ( associations de quartier, de consommateurs, d’entreprise,
d’usagers, etc. )
ou l’épanouissement de la vie sociale ( associations
sportives, culturelles, etc. ). Appel à l’initiative des masses dans tous les
domaines et responsabilisation de chacun vis-à-vis du bien commun.
— Séparation intégrale de l’Église
et de l’État. Confiscation des biens de l’Église et du clergé qui ne sont pas directement utiles au
culte ( le
patrimoine immobilier appartient à l’État qui le loue ), limitation des revenus des églises aux
contributions volontaires des fidèles et alignement du salaire des
ecclésiastiques au plus bas. Liberté de culte et de mœurs garantis, à
l’exception des pratiques contraires à la légalité socialiste ( et notamment
celles portant atteinte à l’égalité des sexes, à la protection de l’enfance, etc. ). Interdiction de toute immixtion
des églises dans la vie politique et ouverture de vastes campagnes d’éducation
populaire sous la direction du Parti et de l’État
afin d’extirper à tout jamais les tares idéologiques héritées des anciens
régimes : idéalisme philosophique,
obscurantisme religieux, superstition, racisme, sexisme, individualisme,
chauvinisme, etc. ( interdiction des jeux d’argent, de
la prostitution, des sectes, etc. ).
— Démantèlement de l’actuel ministère des Affaires
Étrangères, rupture avec toutes les structures et alliances internationales
économiques, politiques ou militaires de l’impérialisme. Affirmation intangible
d’un authentique Internationalisme Prolétarien comme principe directeur de la
politique extérieure : soutien franc et massif à l’expansion
du mouvement révolutionnaire partout dans le monde ( et cela, dans la mesure du possible, jusqu’à
l’intervention directe aux côtés des peuples dont les Partis en exprimeraient
le souhait ; inscription du Parti dans la
nouvelle Internationale Communiste — si ce n’est déjà fait ), établissement de relations égalitaires et
harmonieuses avec les jeunes états progressistes libérés de l’impérialisme et
développement de rapports économiques considérant l’intérêt mutuel. Mise à la
disposition des pays moins industrialisés et techniquement démunis de toutes
nos connaissances et découvertes scientifiques, de tout le savoir-faire dont
nous disposons, sans la moindre contrepartie, à titre de contribution au
progrès général de l’humanité. Développement de la coopération en fonction des
besoins exprimés par les peuples et, d’une façon générale, application d’une
politique extérieure concrétisant des relations généreuses et fraternelles avec
les peuples du monde entier.
3.
Comment caractérisez-vous la crise actuelle ? Quels en sont selon vous les débouchés ?
Nous définissons la crise actuelle comme crise générale du
mode de production capitaliste, c’est-à-dire non comme crise cyclique de
surproduction ( ainsi
que le capitalisme en a toujours connu du fait de son caractère anarchique, et
qu’il finit toujours par dépasser ),
mais comme crise embrassant tous les domaines du capitalisme, à commencer par
le capital lui-même. Cette crise endémique exprime l’arrivée du mode de
production capitaliste à ses ultimes limites.
La distinction entre crise générale du capitalisme et crise
cyclique de surproduction n’a pas toujours été correctement faite. Notamment
parce que la succession rapide de crises de surproduction est une des
manifestations de la crise générale et qu’ainsi certains de leurs caractères se
trouvent confondus.
Les crises de surproduction de marchandises sont cycliques,
elles constituent une étape des cycles capitalistes. En période d’expansion les
capitalistes utilisent à plein leurs capacités de production pour satisfaire la
demande et ils investissent leurs profits dans de nouvelles forces productives
immédiatement mises à contribution. Survient alors un moment où l’ampleur des
investissements productifs engorge le marché de marchandises — invendables et
invendues — et où par conséquent les forces productives doivent tourner en
dessous de leurs capacités, les capitalistes moins concurrentiels font
faillite, les licenciements se multiplient, etc.
La crise nourrit alors la crise de la même façon que l’expansion nourrissait
l’expansion. Lorsque la demande est forte, les capitalistes investissent dans
le domaine productif et cela augmente la demande de marchandises telles que
machines, énergie, matières premières, etc., et aussi
force de travail qui, rétribuée en salaire, entraîne une augmentation de la
demande de biens de consommation. En période de crise de surproduction le même
mécanisme opère inversement :
confrontés à une baisse de la demande, les capitalistes cessent d’investir dans
le domaine productif et cela diminue la demande d’équipements, de matières
premières, etc., mais aussi de force de travail, ce
qui se traduit en une baisse de la demande solvable de biens de consommation.
Parvenue à son point extrême qui correspond à la destruction de la part
nécessaire de forces productives ( fermetures d’usines, licenciements, etc. ), la tendance s’inverse à nouveau
et le capitalisme renoue avec la croissance.
Les crises de 1973-1975 et de 1980-1982 étaient des crises
cycliques de surproduction. Elles exprimaient l’incapacité aiguë et momentanée
des capitalistes de valoriser leurs capitaux ( impossibilité de convertir de façon
profitable le capital en forces productives compte tenu de la faiblesse de la
demande et donc chute des investissements )
et se sont traduites par la destruction de forces productives existantes ( licenciements massifs, fermetures d’usines ).
La crise générale du mode de production capitaliste se
manifeste également par des facteurs tels que l’incapacité des capitalistes de
revaloriser leurs capitaux comme auparavant, la sous-exploitation des capacités
productives, le chômage massif, etc. Mais dans
le cadre de cette crise, ils revêtent un caractère endémique, structurel. Les
crises de surproduction de 1973-1975 et de 1980-1982 nous ont valu de brusques
et massives vagues de licenciements ( partiellement résorbées au cours des phases
d’expansion qui ont suivi ), la crise générale du capitalisme
nous vaut un chômage endémique de plus de 10 %
et insensible aux phases de reprise. Notons à cet égard qu’à l’époque où Marx
étudiait le capitalisme, les phases de reprise, d’expansion, signifiaient
parfois jusqu’au plein emploi ( et
cela malgré les efforts des capitalistes pour maintenir une « armée de réserve »
non employée mais disponible, précisément afin d’éviter un plein emploi offrant
une position de force aux prolétaires dans la négociation de la vente de leur
force de travail très demandée ).
La crise générale du mode de production capitaliste envahit
tous les domaines de la société capitaliste. Elle prend racine dans la
surproduction de capital dans la mesure où la chute tendancielle du taux de
profit ( résultant de la modification de la
composition du capital dans le sens d’une baisse du capital variable et d’une
hausse du capital constant — comme nous l’exposons de façon sommaire dans notre
réponse à la première question — et de l’impossibilité sociale et physique de
dépasser un certain seuil d’exploitation des prolétaires ) condamne des masses de capitaux à l’impossibilité
de se revaloriser comme avant, voire à celle de se revaloriser tout court. Ces
masses de capitaux servent alors la spéculation, déréglant ainsi le système
financier et monétaire international. Elles sont exploitées lors de batailles
entre capitalistes pour la maîtrise de secteurs particuliers ( incapables de revaloriser leurs
capitaux dans leurs propres secteurs d’origine, les capitalistes partent à
l’assaut de secteurs voisins, une opération qu’ils baptisent du nom innocent de
« diversification » ). Elles
sont responsables d’une inflation d’autant plus dommageable qu’elle ne relance
en rien l’activité économique ( traditionnellement
l’inflation est le signe d’une forte demande puisqu’une demande excédant
l’offre débouche sur une hausse des prix, mais avec la crise générale du mode
de production, inflation et stagnation peuvent se conjuguer comme ce fut
d’ailleurs le cas dans notre pays en 1975 quand le PIB, pour la première fois
depuis 1958, baissa de 2,4 %, la production industrielle
diminua de 7,4 %, l’emploi industriel se réduisit de
5,8 %, la part des investissements dans
le PNB commença à décroître ... tandis
que les prix augmentaient de 12,8 % ). En bref, ces masses de capitaux sont
inexorablement condamnées à engorger et gripper tout le mode de production
capitaliste.
La crise générale du mode de production s’étend au-delà du
domaine économique et frappe aux niveaux idéologique, politique, social, etc. Elle attise la contradiction entre les classes
en forçant les capitalistes à augmenter sans cesse le taux d’exploitation ( soit directement en baissant les salaires réels, en
augmentant les cadences, les heures de travail, etc.,
soit indirectement en transférant les outils de production des pays développés
vers des pays comme la Turquie, la Chine ou la Thaïlande, où le taux d’exploitation
est plus élevé ), en confrontant la classe ouvrière
à cette agression brutale et en exhibant crûment le caractère décadent du
capitalisme. La crise renforce tous les dérèglements résultant du développement
inégal du capital ( accroissement
de l’écart entre pays impérialistes et pays dominés, du génocide par la faim,
la maladie et la misère dans le tiers-monde )
et elle exacerbe la contradiction entre puissances impérialistes et peuples
dominés. Elle précipite la déréliction, la misère morale, la décadence
culturelle, la dissolution de ce que les traditions sociales préservaient
d’heureux, etc. ( isolement individuel, égoïsme et
concurrence, crétinisation médiatique, délinquance, névroses, toxicomanie, etc. ). La crise générale du mode de
production capitaliste prend mille visages et en rend ce système décadent mille
fois odieux.
Toutes ces tendances ne pourront que s’accentuer. L’évidence
en apparaît pour peu que l’on prenne un minimum de recul. Certes, quand on a
connu les heures sombres des crises de surproduction de 1973-1975 et de 1980-1982,
on peut être tenté d’interpréter les améliorations relatives et passagères qui
séparent ces tristes sommets comme étant des signes d’une « sortie du tunnel ».
C’est une opinion d’autant plus courante qu’elle est soigneusement répandue par
les chantres du capitalisme. Mais un coup d’œil global a tôt fait de démontrer
que ces hirondelles ne font pas le printemps, que les dérèglements structurels
persistent et même s’approfondissent inexorablement derrière leur mouvement en
dents de scie. L’exemple de la première grande phase de la crise générale du
mode de production capitaliste, qui s’est étendue de la première guerre
mondiale à la seconde, est indiscutable à cet égard. Des crises de
surproduction se sont succédées en 1919/1920, 1929/1933 et 1937/1938, et à
l’issue de chacune on prétendait « voir
le bout du tunnel ». Au-delà de ces mouvements
partiels, la crise générale du capitalisme s’appesantissait pourtant et elle ne
trouva qu’un éphémère répit dans l’effroyable massacre et la
gigantesque destruction de richesses, de marchandises, de forces productives, etc., que constitua la Seconde Guerre Mondiale.
Pareille hécatombe, pareille dévastation est le prix à payer
pour seulement permettre au capitalisme de renouer un certain temps avec sa
dynamique générale d’expansion ...
jusqu’à ce que se résorbent les effets de la guerre, se manifeste à nouveau la
surproduction de capitaux, se réactive encore plus puissamment la crise
générale de ce système périmé. La lutte révolutionnaire trouve là tout son sens : socialisme ou barbarie !
Nous l’avons dit, la crise générale du mode de production
capitaliste n’exclut pas de brèves périodes de croissance inscrites dans
l’accélération des cycles expansion / surproduction. Et de fait des industries s’implantent dans
le tiers-monde dans le cadre d’un transfert d’activités des pays capitalistes
avancés vers les pays à bas salaires ou dans le cadre d’investissements
nouveaux, et de nouvelles techniques — toujours plus performantes — sont
développées et appliquées ici. Personne ne peut contester cela, mais il importe
de bien l’analyser et d’en souligner deux aspects.
Primo, l’industrialisation du tiers-monde n’empêche pas que l’amélioration de
la condition des travailleurs y soit des plus marginales. Par exemple, les
capitalistes japonais ont procédé à d’importants transferts d’activités ( entre autres
dans le domaine de l’automobile ) vers la
Thaïlande, afin de profiter de la misère du peuple thaï ( exode rural, etc. ) et des bas salaires qu’elle permettait. Mais dès
que le processus d’industrialisation a risqué de conduire à une hausse des
salaires, les transferts d’activités ont été réorientés vers des pays où il
n’était pas question de l’éventualité de salaires plus ou moins décents,
l’Indonésie notamment. Jouant ainsi la misère d’un peuple contre celle d’un
autre avec la complicité des bourgeoisies compradores, les impérialistes
garantissent leurs profits, se prémunissent contre une augmentation des coûts
salariaux et entravent par conséquent toute véritable tendance à l’amélioration
de la condition des travailleurs des pays dominés.
Le développement et l’application des techniques nouvelles
procèdent de la même logique de profit et concourent à la même logique
anti-ouvrière. La classe ouvrière peut par exemple constater que l’installation
de robots n’améliore pas sa situation. L’économie de travail, la
rationalisation du processus de production ne profite pas à l’ouvrier : il est licencié ou réduit à l’état de pourvoyeur ou
de superviseur sous-payé de la machine. Seul le capitaliste s’y retrouve. Dans
le système capitaliste, les nouvelles techniques appliquées à la production
signifient des licenciements massifs, la création de rares postes qualifiés ( opérateurs,
réparateurs, etc. )
et le maintien de quelques postes sous qualifiés.
Secundo, le bilan du capitalisme en crise ne doit pas être dressé seulement en
termes de pertes sèches pour le prolétariat ( licenciements, déqualifications, etc. ) mais aussi et surtout en termes de
« manque à gagner ». Car c’est une chose de dire qu’en régime
capitaliste l’installation d’un robot signifie la perte de 10 emplois — l’envoi
de 10 ouvriers au chômage — pour le maintien de deux postes de travail et c’en
est une autre de dire qu’en régime socialiste l’installation du même robot
signifie le maintien du revenu de tous les ouvriers pour un travail qui, une
fois partagé, sera réduit au cinquième de ce qu’il était — libérant ainsi un
temps précieux pour des activités culturelles, sportives, associatives,
familiales ... sans baisse du niveau de vie !
Cette dimension du problème ne doit jamais être perdue de
vue : une vision étroite et unilatérale
fausse l’analyse. Cela est particulièrement manifeste en ce qui concerne la
question de la paupérisation. L’accaparement de la plus-value ( de la richesse
créée par le travail social ) par les
capitalistes a permis à Marx de démontrer que la tendance à la paupérisation
était constante dans le mode de production capitaliste. En se bornant à
envisager la hausse du niveau de vie des masses en période de croissance, on en
arrive tout naturellement à conclure qu’il n’y a pas de tendance à la
paupérisation. Cela revient à limiter la question de la paupérisation au cadre
d’une paupérisation absolue. Or la tendance à la paupérisation — qui est
perceptible en données absolues à l’échelle du prolétariat international quand
on prend en compte toutes ses composantes, c’est-à-dire non seulement l’« aristocratie ouvrière » que constitue le prolétariat des pays capitalistes avancés, mais aussi
les masses nouvellement prolétarisées du tiers-monde — est principalement une
tendance relative.
Cette tendance décrite magistralement par Marx voit se creuser
sans cesse le fossé séparant la richesse du prolétariat de celle de la
bourgeoisie. Le rythme de la hausse des profits capitalistes a été infiniment
plus rapide que le rythme de la hausse du niveau de vie des masses, et si le
prolétariat des pays capitalistes avancés vit indiscutablement mieux qu’au
siècle passé, il n’empêche qu’il se retrouve à présent bien plus lésé de la
richesse sociale qu’il crée ( et
pourrait créer ) par son travail et qu’il a donc
beaucoup plus à attendre de l’instauration d’un régime social où cette richesse
lui reviendrait comme de juste.
En libérant les forces productives de la logique désormais
restrictive du profit, le socialisme ouvre grand la porte à une ère de
développement fantastique dont la timide, précaire et sélective croissance
capitaliste conjoncturelle ( 1,5 % pour l’OCDE en 1992 ) ne saurait donner idée. Quant aux techniques nouvelles, elles sont
aujourd’hui introduites seulement là où existe une demande solvable et leur
champ d’application s’en retrouve ainsi excessivement restreint. En régime
socialiste, elles seront répandues en fonction de leur utilité sociale, ce qui
élargira à l’infini leur champ d’application. Et nous voilà revenus à ce « manque à gagner »
que la persistance du système capitaliste inflige aux peuples du monde entier.
5.
Nous voudrions connaître de façon plus précise votre
critique de la thèse du « passage naturel » au socialisme ( à savoir : la dynamique propre du capitalisme créerait les
conditions de son dépassement et ce dépassement se fera en temps voulu soit au
travers d’une révolte violente spontanée, soit comme aboutissement du processus
réformiste ).
La juste thèse dialectique historique selon laquelle le mode
de production capitaliste engendre les conditions de son propre dépassement a en
effet souvent été dénaturée par des conceptions erronées rejetant la nécessité
de la lutte révolutionnaire et même, à l’extrême, de la révolution. Mais avant
d’en venir à ces conceptions erronées, nous voulons insister sur la validité de
la thèse selon laquelle le capitalisme engendre et développe les germes du
socialisme. Il s’agit là d’une importante découverte de l’analyse marxiste, qui
repose sur plusieurs tendances traversant le mode de production capitaliste.
Ces tendances peuvent être divisées en deux grandes
catégories. Il y a d’une part celles qui voient les rapports capitalistes de
production entrer en crise et entraver le développement des forces productives,
et d’autre part celles qui voient croître dans le cadre même du capitalisme les
forces et figures de base du socialisme. Dans la catégorie des tendances
inhérentes au capitalisme qui conduisent à un dysfonctionnement de plus en plus
aigu de celui-ci, nous pouvons ranger la contradiction entre l’augmentation de
la production et la baisse relative de la demande solvable, contradiction
résultant de l’appropriation de la plus-value ( et de sa conversion en capital
additionnel ) par les capitalistes et qui génère
des crises de surproduction. Dans la catégorie des tendances inhérentes au
capitalisme qui conduisent à l’apparition des bases du socialisme, nous pouvons
ranger la concentration croissante des entreprises ( car la concurrence permettant aux
plus forts d’éliminer les plus faibles aboutit à son contraire : le monopolisme ) ou la bipolarisation de la société entre une
majorité toujours plus grande de prolétaires et une minorité toujours plus
petite de bourgeois. La nature du capitalisme tout comme ses mécanismes
intrinsèques conduisent inexorablement à une crise générale du mode de production,
le développement même du capitalisme engendre la nécessité et les conditions
requises de son dépassement par le socialisme.
La thèse du « passage
naturel », en douceur, du capitalisme
au socialisme témoigne d’une façon générale de l’ignorance — sinon du rejet —
de la réalité et du rôle historique de la lutte des classes. Et ce n’est pas un
hasard si elle est défendue par des forces sociales diversement liées à la
bourgeoisie ( petite
bourgeoisie intellectuelle, partis ralliés au parlementarisme et/ou intégrés au
fonctionnement de l’État bourgeois, réformistes et
révisionnistes de tout poil, etc. ).
Il faut aujourd’hui soit souffrir d’une cécité totale, soit
faire preuve d’une entière mauvaise foi pour oser encore prétendre à une
évolution historique linéaire vers le socialisme.
Tout d’abord deux siècles de réalité économique capitaliste
démontrent qu’au-delà de réformes relatives et localisées, au contraire de
réduire l’exploitation et les inégalités, ce système ne peut que les renforcer.
Le fossé entre la richesse des grands groupes capitalistes et la richesse
sociale ( particulière
et publique ) ne cesse de se creuser ( l’exemple offert par les États-Unis est éloquent : en 1989 un pourcent des ménages possédaient 37 % du patrimoine contre 31 % pour les nonante pourcent ; or, en 1983 ce pourcent de ménages les plus riches
possédaient « seulement » 31 % du
patrimoine — cf. Le Monde Diplomatique, juin 1992 ) et il en va
exactement de même avec le fossé entre pays impérialistes et pays dominés ( selon les statistiques de l’ONU, l’écart moyen entre « pays pauvres »
et « pays riches » est à présent de 1 pour 150 ... Il était de 1 pour 30 en 1960 et a été estimé de
1 pour 2 en ce qui concerne le XVIIe
siècle ! ).
Ensuite l’histoire révèle que jamais une classe dominante
n’a abandonné volontairement sa position et, au contraire, qu’il a toujours
fallu l’en chasser tandis qu’elle s’y accrochait par tous les moyens.
Si la bourgeoisie est arrivée au pouvoir, elle le doit bien
entendu pour une part essentielle au fait que le mode de production qu’elle
anime s’était développé dans les rouages du mode de production féodal jusqu’au
point de le supplanter, mais elle le doit aussi pour une part inévitable à la
vigoureuse lutte révolutionnaire qu’elle a mené des siècles durant ( par exemple, rien qu’à Liège du XIIIe
au XVe siècle l’opposition au régime
féodal déboucha sur des soulèvements en 1256, 1269, 1285, 1313, 1328, 1347,
1355, 1465, 1466, 1467, 1468 ... ), lutte incessante depuis les premières Chartes
communales arrachées aux seigneurs jusqu’à la prise de la Bastille, lutte
implacable contre les classes dominantes de la société féodale, à commencer
bien sûr par la noblesse.
Ainsi il ne suffit donc pas que la situation historique soit
matériellement mûre pour que se réalise le passage du capitalisme au
socialisme. Encore faut-il que la classe révolutionnaire ( la classe qui est appelée à animer
le nouveau mode de production et qui vit la contradiction la plus forte avec
l’ancien toujours en place, c’est-à-dire ici le prolétariat ) mène une lutte acharnée et victorieuse contre la
classe réactionnaire ( la classe qui anime l’ancien mode de
production dominant en même temps qu’elle en tire le plus de profit,
c’est-à-dire ici la bourgeoisie ).
Cette juste conception historique qui affirme la nécessité
de la révolution connaît cependant une variante dogmatico-opportuniste
erronée. Il s’agit de la thèse selon laquelle les conditions subjectives de la
révolution ( conscience
de classe, influence des communistes )
se développent naturellement, spontanément, de pair avec le développement des
conditions matérielles objectives et, en conséquence, selon laquelle la
révolution s’effectuera inexorablement à son heure grâce à une révolte violente
et spontanée. Si cette thèse présente le mérite de ne pas faire abstraction de
la lutte des classes et de la nécessité d’une révolution violente, elle souffre
néanmoins de deux défauts majeurs :
d’une façon générale elle surestime le rôle de la spontanéité dans l’histoire
et d’une façon plus particulière elle est totalement inadaptée aux conditions
historiques actuelles.
Seules des conditions historiques exceptionnelles, lorsque
le régime est déliquescent et le pouvoir entièrement déstabilisé par des
contradictions exacerbées, permettent qu’une insurrection spontanée en vienne à
bout. En fait, on peut dire qu’une stratégie insurrectionnelle présuppose des
conditions exceptionnelles, comme en a bénéficié la révolution russe triomphant
d’un ennemi divisé ( entre féodaux et bourgeois,
absolutistes et parlementaristes, etc. ), affaibli par la crise et une guerre qui tournait à
la débâcle, etc. Et quand le Mouvement
Communiste International a cru posséder dans la tactique insurrectionnelle
bolchevique un modèle stratégique applicable à toutes les luttes révolutionnaires
dans le monde ( de
Berlin en 1919 à Canton en 1927 ), il a
subi défaite sur défaite ... ce qui rend ô combien
inexcusables les sempiternels prêcheurs de la « théologie de l’insurrection ».
Parlons justement de ceux-là et de leur credo. Il faut
remarquer que la thèse insurrectionnelle a de tout temps attiré — et
aujourd’hui plus que jamais — les rangs fournis d’opportunistes honteux. Car
si, formellement, la thèse insurrectionnelle reconnaît la lutte des classes et
la nécessité de la violence révolutionnaire, pratiquement elle dissocie la
phase de préparation ( qu’elle
ramène à un simple exercice politique pacifique, légal ou para-légal ) de la phase insurrectionnelle proprement dite ( pour laquelle elle réserve la violence et
l’illégalité ), et ainsi elle ouvre grand la
porte à toutes les dérives opportunistes. Le plus souvent la première phase
cesse d’être considérée comme une phase préparatoire n’existant que dans le
but, ne s’orientant qu’en fonction de l’insurrection et elle est élevée au rang
de finalité révolutionnaire en elle-même. On peut alors voir cohabiter des positions
de principe très radicales, très révolutionnaires, comme « Le pouvoir est au bout du fusil » et « Tout le
pouvoir aux ouvriers », avec une pratique parfaitement
opportuniste, pacifiste, légaliste, prétendant préparer l’insurrection mais la
repoussant en réalité dans un avenir lointain.
Lénine, en étudiant la faillite de la IIe
Internationale, avait pourtant relevé cette filiation entre le légalisme et
l’opportunisme :
« Tout le monde est d’accord pour dire
que l’opportunisme n’est pas un effet du hasard, ni un péché, ni une bévue, ni
la trahison d’individus isolés, mais le produit social de toute une époque
historique. Cependant, tout le monde ne médite pas suffisamment sur la
signification de cette vérité. L’opportunisme est le fruit de la légalité. (...)
Pour un socialiste il ne saurait y avoir qu’une seule
conclusion : le pur légalisme, le légalisme
sans plus des partis " européens " a fait son temps et est devenu, de par le
développement du capitalisme du stade pré-impérialiste,
le fondement de la politique ouvrière bourgeoise. Il est nécessaire de le
compléter par la création d’une base illégale, d'une organisation illégale,
d’un travail social-démocrate illégal, sans abandonner pour autant une seule
position légale. » ( Œuvres complètes, t. 21, pp.
253-254 et 262. )
Malgré cette importante mise en garde, les partis du Komintern — PCB compris — et plus tard des partis issus du
mouvement « mao » reproduisirent largement cette erreur, s’y enfoncèrent de plus en
plus, sombrant de fait dans l’opportunisme.
Mais que l’on nous comprenne bien : nous ne contestons surtout pas le principe de
l’insurrection ni l’exploitation — tant que faire se peut — des moyens légaux
pour la préparer, nous critiquons simplement la thèse qui prétend restreindre
la nécessité de la praxis violente et illégale au seul moment de l’insurrection
et qui, ipso facto, s’y oppose jusque-là.
Nous l’avons dit, cette thèse engendre ou justifie
l’opportunisme et ne mène en rien à l’insurrection dans la mesure où,
politiquement et idéologiquement, une préparation légale et pacifique à
l’insurrection est un mythe néfaste :
le rôle des communistes n'est pas d’entretenir le fonctionnement démocratique
bourgeois, il est d’apporter la preuve de viabilité de la voie révolutionnaire,
et cela jusqu’au niveau militaire où ils doivent démontrer la possibilité
d’affronter victorieusement ( même à une
échelle réduite ), les armes à la main, la
bourgeoisie et ses forces de défense. De surcroît, au point de vue strictement
opérationnel, la thèse insurrectionnelle est rendue chaque jour plus aléatoire
par les progrès techniques mis à la disposition de la contre-révolution : on ne paralyse plus les forces de la bourgeoisie en
construisant quelques barricades et en occupant quelques gares, ponts, centraux
téléphoniques, etc. ; les mouvements de masse sont terriblement vulnérables aux forces
d’intervention rapide, aux hélicoptères, aux blindés, etc.
L’insurrection doit être considérée à sa juste place dans la
stratégie révolutionnaire, tout comme la stratégie doit être appropriée aux
objectifs historiques et aux conditions générales. Concevoir les choses
différemment relève du dogmatisme. En ce qui nous concerne, nous pensons que l’insurrection
correspond à deux données. D’une part elle est un moment grandement
imprévisible parce que tributaire d’éléments objectifs indépendants de l’action
des communistes ( par
exemple : crise, aggravation de la situation
du peuple ), au cours duquel de larges masses
posent ouvertement la question du pouvoir, « descendent
dans la rue » avec le but avoué de renverser le
régime. D’autre part elle est le moment au cours duquel le mouvement
révolutionnaire peut enfin traduire de manière réellement offensive les acquis
politiques et militaires de la Guerre Révolutionnaire Prolongée, non seulement
en s’appuyant sur les masses ralliées aux mots d’ordre révolutionnaires, mais
aussi en offrant à ces masses une situation stratégiquement favorable et des
forces politico-militaires aguerries. Mais restons-en là pour cette fois, nous
développons précisément le concept stratégique de la Guerre Révolutionnaire
Prolongée à l’occasion de la question n° 29.
6.
Quelles sont à votre avis les caractéristiques de la
lutte idéologique dans les pays d’Europe de l’Ouest ? Quelle importance accorder aujourd’hui à la lutte
contre le révisionnisme ?
Disons d’une façon générale que la pensée dominante dans nos
pays est entrée en pleine décadence :
la pensée bourgeoise abandonne même ses traits progressistes d’hier ( d’il y a deux
siècles ) et ne trouve plus d’échappatoire
que dans une sorte de réaction mystique. Pour citer une phrase connue : la pensée dominante ici et aujourd’hui est une
pensée religieuse sans dieu. La lutte idéologique dans son ensemble, comme
émanation de la lutte des classes, se situe donc aujourd’hui plus que jamais au
niveau de l’affrontement entre la pensée scientifique historique et les mythes
réactionnaires.
D’une façon plus politique, nous pensons que la lutte
idéologique dans les pays de l’Europe de l’Ouest se
cristallise autour du problème de la démocratie bourgeoise. Depuis la
réactivation de la crise générale du mode de production capitaliste au début
des années 1970, qui s’est progressivement traduite ici pour les masses
populaires en termes d’inflation, de chômage, de baisse du niveau de vie, etc., la bourgeoisie et ses laquais sociaux-démocrates ont
perdu un de leurs principaux arguments :
celui qui voulait que l’élévation des conditions de vie des masses demeurât, ad
vitam aeternam, constante dans tous les domaines. La crise ayant pulvérisé
cette illusion, les prolétaires s’étant vu déposséder —malgré leur résistance —
de bon nombre d’acquis « définitifs » et l’avenir se présentant toujours plus sombre, la
démocratie bourgeoise est passée au premier rang des mythes manipulateurs. Un
culte entretenu avec d’autant plus d’hystérie et de tape-à-l’œil qu’il doit
masquer une réalité objective toujours plus dégradée et une politique de
pouvoir sans cesse plus anti-populaire.
Il vaut d’ailleurs la peine de souligner à cette occasion
l’impudence de la bourgeoisie qui ose se réclamer de la forme démocratique de
son pouvoir alors que celle-ci lui fut imposée par une rude lutte de classe : au début du siècle, dans notre pays, l’armée
fusillait encore les manifestants qui revendiquaient le suffrage universel ( les bons livres d’histoire rappellent les massacres
de 1893 aux usines De Roubaix et Bougie à Borgerhout,
la charge des lanciers à Wetteren, les fusillades de Mons et d’Anvers, etc. ). Mais bon, aujourd’hui c’est comme
ça, la bourgeoisie justifie le capitalisme et sa nuisance effrénée à l’échelle
de la planète par la forme démocratique de son pouvoir dans les centres, et
dans cet exercice elle est assistée par tous les partis politiques, toutes les
organisations syndicales et corporatives, toute la presse, tous les
intellectuels patentés, etc. Cela constitue un
chœur des sirènes omniprésent et tonitruant, une énorme machinerie de
falsification et manipulation historiques, une
pression idéologique formidable dont le seul but est d’éloigner le prolétariat
de la voie révolutionnaire et de l’égarer dans l’impasse réformiste. Et cette
pression, qui s’est encore accentuée à partir des événements d’Europe de l’Est, est d’autant plus forte et complète que le prolétariat
est définitivement trahi dans cette épreuve — comme dans bien d’autres — par
les révisionnistes de tout poil qui n’ont d’autre ambition que l’un ou l’autre
strapontin parlementaire.
Cependant, ce consensus étouffant ( à peine entaché par la prudence de certains audacieux
réfugiés derrière la pirouette de Churchill selon laquelle la démocratie ( bourgeoise )
est le pire des systèmes ... à l’exception de tous les autres ) est à double tranchant : lorsqu’il ne parvient pas à aveugler, il éclaire.
L’unanimité démocrate ( bourgeoise ) permet en effet aux prolétaires indignés par la
réalité sociale, écœurés par la politicaillerie et la corruption ou refusant de
cautionner les crimes de l’impérialisme partout dans le monde, de prendre
conscience du caractère intégralement bourgeois de cette démocratie. Ainsi
deviennent-ils capables de démasquer les opportunistes, les révisionnistes et
les social-traîtres qui, sous le prétexte fallacieux
de se ranger dans le camp de la démocratie, s’incrustent en fait dans le camp
du système. La lutte idéologique contre la démocratie bourgeoise acquiert donc
une importance nouvelle : elle tranche salutairement entre
le camp de la révolution et le camp de la contre-révolution, sans plus permettre
la moindre hésitation. Elle dénonce tous ceux qui se font les agents de la
pensée bourgeoise auprès des masses, c’est-à-dire non seulement la petite bourgeoisie
intellectuelle œuvrant dans la presse, la sociologie, la culture, etc., mais aussi et surtout les réformistes, Iégalistes et pacifistes, défenseurs objectifs du système
d’exploitation et d’oppression. Les révolutionnaires communistes se doivent
donc de briser l’imposture qui veut que la démocratie bourgeoise soit autre
chose qu’un rempart confortable pour les capitalistes et leurs laquais.
En ce qui concerne l’importance à accorder à la lutte contre
le révisionnisme, nous pensons que la question doit être envisagée à deux
niveaux.
Parlons d’abord du « révisionnisme
historique », c’est-à-dire les thèses et
l’expérience soviétiques de 1956 à 1985, ou l’expérience des partis issus du Komintern, l’eurocommunisme, etc.
Quelle importance spécifique attacher encore à ce qui finit de s’effondrer
naturellement dans tous les domaines ?
La débâcle des régimes d’Europe de l’Est correspond à
la débâcle des « partis frères » de l’Ouest, la
crédibilité du révisionnisme qu’ils incarnaient est définitivement perdue et au
bout du compte la plupart ont même abandonné l’objectif du socialisme et du
Communisme et renié tout leur passé. Certes des (ex-)PC européens disposent
encore parfois d’une présence dans le jeu politique, ils sont dotés d’un
appareil rodé et fourni d’une clientèle, ils peuvent survivre en outsiders des
partis bourgeois de pouvoir. Mais en s’appuyant sur quelle ligne politique ? Au mieux, sur une ligne social-démocrate
d’opposition. C’est ainsi, par exemple, que l’ex-PCI
tente d’enrayer son effondrement ou que le PCF a stabilisé le sien : ces partis ne traduisent plus un authentique projet
social mais représentent une part du mécontentement populaire à l’état brut.
Ils sont seulement perçus par leurs électeurs comme une ultime digue face à la
toute puissance bourgeoise et non plus comme une alternative réelle à cette
puissance.
Dans notre pays, pour diverses raisons historiques, le PCB
n’a pu jouer les « utilités » et sa surenchère opportuniste n’a fait qu’activer
sa déliquescence. De 23 sièges ( sur 202 ) à la Chambre en 1946 il ne lui en reste déjà plus
que 12 ( sur 212 ) en 1949, puis 5 en 1961, 2 en 1977 et ... zéro en 1985. Donc, nous pensons qu’il ne peut
plus être question d’une lutte anti-révisionniste au vrai sens du terme, au
sens d’une lutte théorique, politique et idéologique contre des forces usurpant
la confiance et déviant les forces du prolétariat dans sa lutte pour la
révolution.
Parlons ensuite du chiendent révisionniste, à l’arrachage
duquel il faut consacrer une vigilance particulière et un effort permanent dans
les rangs révolutionnaires. Certes, par principe, rien ne doit échapper à
l’attention critique, mais il nous semble qu’aujourd’hui elle s’impose plus en
certains domaines qu’en d’autres. Nous pensons par exemple au problème d’une
juste analyse de la situation des pays dominés ( et du mouvement révolutionnaire
dans ces pays ) par les révolutionnaires des
centres impérialistes, et de la même façon à celui d’une juste analyse de la
situation des centres impérialistes ( et
du mouvement révolutionnaire dans ces pays )
par les révolutionnaires des pays dominés. On y retrouve beaucoup trop souvent
des conceptions héritées du révisionnisme, dans le premier cas la
reconnaissance des forces bourgeoises nationales au détriment des forces
communistes révolutionnaires, justifiée au nom d’« étape intermédiaire », d’une tactique anti-impérialiste, etc., ou
dans le second la reconnaissance des forces réformistes démocratiques des
métropoles au détriment des forces communistes révolutionnaires, justifiée au
nom d’avantages immédiats, d’une autre tactique anti-impérialiste, etc. Nous pourrions aussi citer le problème d’une
juste analyse de l’origine, des causes de l’hégémonie puis de l’effondrement du
révisionnisme en URSS, tout comme celui d’une juste dénonciation de la
contre-révolution en Chine et bien d’autres encore. Mais ce serait faire double
emploi, en fait l’essentiel des points à traiter se retrouve distribué à sa
place dans l’ensemble de ce travail.
7.
N’y a-t-il pas une confusion possible dans l’emploi
du terme de « démocratie » lorsque vous dénoncez la démocratie bourgeoise —
par exemple par rapport au concept de démocratie énoncé par Mao Tsé-toung ou au concept de lutte pour la « nouvelle démocratie » existant
dans les pays dominés ?
Il s’impose en effet de faire soigneusement la part des
choses. Mais nous imaginons difficilement qu’une confusion soit possible,
puisque le concept de « démocratie nouvelle » énoncé par Mao Tsé-toung
repose entre autres, justement, sur l’analyse — et la dénonciation — des « démocraties de l’ancienne catégorie », à savoir les systèmes politiques en place dans les
pays dominants, qui représentent historiquement et exclusivement les intérêts
de la bourgeoisie et de l’impérialisme. Ajoutons de surcroît que les
communistes chinois définissaient la « démocratie
nouvelle » comme une étape révolutionnaire
propre aux pays dominés ( semi
féodaux et/ou semi coloniaux ),
pleinement conçue comme transitoire vers le socialisme et pratiquement liée à
l’existence d’un front révolutionnaire mondial puissant ( à l’époque appuyé sur l’URSS ).
Qu’est-ce que la démocratie de l’« ancienne catégorie »,
« périmée » ? C’est la
démocratie bourgeoise, autrement dit le régime d’État de Droit sous lequel nous vivons dans les métropoles
impérialistes, c’est la forme donnée ici à l’entière domination de la
bourgeoisie sur le prolétariat. Et si cette forme est évidemment préférable en
soi aux autres formes de domination ( dictatoriale, censitaire, autocratique, etc. ), elle n’en reste pas moins le gant
de velours dans lequel se glisse la main de fer de l’exploitation et de
l’oppression bourgeoises.
Une évidence apparaît dès que l’on se penche sur cette
démocratie : la bourgeoisie peut y mettre fin à
tout moment, dès lors qu’elle estime ses intérêts en danger. D’ailleurs cela
est même prévu au programme, à travers des mécanismes légaux et « démocratiques »
comme par exemple le transfert de pouvoirs du législatif à l’exécutif grâce aux
lois organisant les « pouvoirs spéciaux ». Quand les trusts impérialistes et la bourgeoisie
chilienne ont jugé que leurs intérêts étaient menacés par la politique d’Allende,
ils ont chargé la CIA, Pinochet et son armée de faire place nette ; quand les bourgeoisies turque et internationale ont
vu que les mécanismes démocratiques étaient incapables de contenir la pression
du peuple et de la classe ouvrière en Turquie, le putsch de l’OTAN a réglé le
problème. Ainsi, élaborer une politique se voulant réellement fonction des
intérêts populaires et prolétariens ( et donc allant à l’encontre des intérêts bourgeois ) qui s’en remet aux mécanismes de la démocratie
bourgeoise reste le moyen le plus sûr de rejoindre à terme l’important
contingent des cocus de l’Histoire. Et les
réformistes ou révisionnistes qui contestent encore cela offrent une détestable
illustration du dicton qu’il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…
Mais faire remarquer que la démocratie bourgeoise cède le
pas à la dictature ouverte de la bourgeoisie dès que cette dernière s’inquiète
des poussées populaires ou prolétariennes revient à aborder le problème par sa
brutale conclusion. Plus fondamentalement, il faut souligner le fait que les
rapports sociaux ( dont,
à la base, les rapports de production )
gérés par ce régime sont entièrement bourgeois, donc par essence
anti-prolétariens. La démocratie bourgeoise en tant que telle correspond à l’exploitation
capitaliste et ne permet aucunement de rompre avec elle : elle permet tout au plus de l’aménager
partiellement.
Le régime démocratique bourgeois offre un grand avantage aux
capitalistes : il légitime idéologiquement
l’exploitation et l’oppression, il trompe les masses avec l’illusion que la
réalité correspond à ce qu’elles ont voulu d’élections en élections. Selon les
propagandistes de la démocratie bourgeoise, les libertés formelles qui la
composent ( liberté d’expression, d’association,
etc. ) rendent
ce régime inégalable, l’élèvent au rang du meilleur possible, et la périodicité
des mascarades électorales ou quelques défilés entre la Gare du Nord et la Gare
du Midi sont censés compenser des « fatalités » comme le chômage, la dette publique et l’austérité,
les superprofits de l’oligarchie financière, le pillage du tiers-monde, la
misère et les famines, le militarisme et la guerre, les désastres écologiques, etc. En outre, la forme démocrate du pouvoir
bourgeois garantit aux capitalistes la complicité active des cliques
réformistes et révisionnistes qui y trouvent le domaine fangeux où elles
peuvent prospérer, de même que celle de la petite bourgeoisie intellectuelle
qui y voit non seulement un idéal mais de plus en dépend ( journalistes, juristes, etc. ).
Il n’en faut pas pour autant charger la démocratie de tous
les péchés du monde : elle n’est finalement qu’une forme
parmi d’autres de la domination de la bourgeoisie. Plus particulièrement, en
tant que forme déterminée du pouvoir bourgeois, elle constitue une étape dans
le processus historique d’émancipation du prolétariat et de marche vers le
socialisme. Car des acquis démocratiques comme la liberté d’expression ou
d’association, aussi fragiles qu’ils soient, constituent un avantage
certain pour le travail d’éducation et d’organisation de la classe. Rappelons
ici — à l’heure où les états capitalistes occidentaux se posent en archanges ( musclés ) de la démocratisation tous azimuts — l’énergie avec
laquelle la bourgeoisie s’opposa initialement au mouvement de démocratisation
de la société : un état modèle comme la
Belgique chargeait à son heure la troupe de fusiller les manifestants pour le
suffrage universel.
La lutte pour les droits démocratiques à la fin du siècle
passé et au début de celui-ci était aussi légitime et nécessaire que, par
exemple, la lutte pour des revendications sociales comme la journée des huit
heures. Notons à ce propos que le prolétariat fut à l’avant-garde de la lutte
pour la démocratisation du régime, cristallisée chez nous autour de l’objectif
du suffrage universel. Cet objectif mobilisa la classe pendant des décennies,
de la grande manifestation du POB de 1886 ( 70 à 80.000 personnes ) jusqu’à l’aboutissement en 1919, en passant par les
grèves générales de 1893, 1902 et 1913, et les manifestations de masse de 1890
et 1911. Cette lutte était à la base très largement comprise comme une étape à
gagner sur le chemin de la révolution socialiste, et cela explique le recours
massif à la violence révolutionnaire de la part des grévistes et des
manifestants.
Il faudra tout le poids des directions réformistes du POB,
de Louis Bertrand à Émile Vandervelde, pour que cette juste conception des
réformes comme moyens au service de la révolution socialiste cède le pas à un
attachement aux réformes comme fin en soi. Un recul politique qui sera
d’ailleurs favorisé par la défaite des luttes insurrectionnelles de 1886 et
1887/1888, défaites dont la direction du POB n’était pas totalement innocente,
puisqu’elle avait torpillé plus d’un mouvement de grève trop révolutionnaire à
son goût. L’influence croissante des réformistes à l’époque peut aussi se
mesurer à l’usage décroissant de la violence révolutionnaire dans les
mouvements de masse. Sans même citer les innombrables attentats des années
1886-88, on peut comparer la grève de 1893 ( seulement reconnue par le POB ) et celle de 1913 ( organisée soigneusement par lui ).
La première fut émaillée de multiples affrontements souvent armés ( dynamitages dans
toute la Wallonie — dont un pont à Ougrée ;
attaques contre des militaires à Liège et à Couillet ; manifestation insurrectionnelle à Bruxelles —
débouchant sur le passage à tabac de Charles Buls,
bourgmestre ayant interdit les rassemblements et l’accès à la Maison du Peuple,
et de Charles Woeste, leader ultra-réactionnaire
du Parti Catholique, etc. ), la seconde fut absolument pacifique.
L’orientation nouvelle donnée par les réformistes du POB au
mouvement de lutte pour la démocratisation changea naturellement du tout au tout la position de la bourgeoisie envers cette
démocratisation. Elle qui s’était opposée avec la plus grande énergie —
c’est-à-dire par une répression féroce et sanglante — au suffrage universel
tant qu’il était compris par tous comme une étape transitoire dans la lutte
révolutionnaire, allait à présent accueillir avec bienveillance les revendications
de la direction du POB, revendications rigoureusement épurées de toute
implication révolutionnaire. La collaboration de classe du POB ( comme de
l’ensemble de la IIe Internationale ) à l’occasion de la première guerre mondiale devait
sceller cette complicité aux dépens du prolétariat et du combat socialiste.
Les importantes concessions faites par la bourgeoisie au POB
en 1919 s’expliquent également par la crainte de voir la tourmente révolutionnaire
qui balayait l’Europe depuis 1917 s’étendre à la Belgique. L’inquiétude du roi
Albert 1er était d’ailleurs telle qu’il manifesta le souhait de voir
l’armée belge renforcée par quelques divisions américaines fraîchement
débarquées sur le continent et donc ni éprouvées par quatre ans de massacre
impérialiste ni éclairées par la propagande communiste. Mais plus
fondamentalement le roi avait surtout compris que pour assurer la continuité du
système capitaliste et du régime bourgeois, il convenait de renforcer
l’hégémonie du POB dans le prolétariat et que cela passait par d’importantes
concessions aux réformistes. Rappelons qu’à la même époque Lénine écrivait,
dans sa célèbre critique au leader de la IIe
Internationale Kautsky :
« ... Il faut être un réactionnaire,
un ennemi de la classe ouvrière, un valet de la bourgeoisie pour exalter
maintenant les beautés de la démocratie bourgeoise et bavarder sur la
démocratie pure, la face tournée vers le passé révolu. La démocratie bourgeoise
a été un progrès par rapport au Moyen-Âge, et il fallait la mettre à
profit. Mais aujourd’hui, elle est insuffisante pour la classe ouvrière.
Maintenant, il ne s’agit pas de regarder en arrière, mais en avant, afin que la
démocratie bourgeoise soit remplacée par la démocratie prolétarienne. Et
si le travail préparatoire à la révolution prolétarienne ( ... ) a été possible ( et nécessaire ) dans le cadre de l’État
démocratique bourgeois, enfermer le prolétariat dans ce cadre, dès l’instant où
nous en sommes venus aux " batailles
décisives ", c’est trahir la cause
prolétarienne, c’est agir en renégat.»
Ce qui était vrai alors l’est encore plus aujourd’hui.
Mobiliser les masses autour de la démocratie bourgeoise, c’est les mobiliser
autour d’un objectif désormais réactionnaire. À présent, seule est
révolutionnaire la lutte pour la démocratie prolétarienne, c’est-à-dire non pas
l’une ou l’autre variante meilleure ( « moins mauvaise » ! ) du pouvoir de la bourgeoisie sur le prolétariat,
mais une forme d’organisation sociale du prolétariat arrivé à son tour au
pouvoir.
Démocratie prolétarienne et dictature du prolétariat sont
des concepts qui se recouvrent mutuellement. La dictature du prolétariat
s’exerce sur l’ancienne classe dominante et débouche à terme sur son
élimination : la suppression des rapports
capitalistes de production, de l’exploitation capitaliste, entraîne la
suppression de la fonction sociale des capitalistes et donc directement la
disparition non pas forcément des personnes qui constituaient cette classe,
mais de cette classe en tant que telle. La dictature du prolétariat ayant pour
raison d’instaurer de manière irréversible des rapports sociaux de type
socialiste, des rapports qui bannissent l’exploitation de l’homme par l’homme,
elle ouvre la porte à la société voulue par les travailleurs et pour les
travailleurs, à une société dans laquelle tous les hommes et toutes les femmes
ont des intérêts communs et non plus contradictoires ( comme c’est le cas sous le capitalisme ), elle permet l’avènement d’un véritable pouvoir de
tous et toutes : la démocratie prolétarienne.
Pour revenir plus précisément à la question, rappelons donc
qu’il n’y a pas de rapport entre l’étape historique de la révolution
démocratique bourgeoise ( atteinte
dans les pays dominants ) et l’objectif de « démocratie nouvelle » comme étape stratégique dans le processus révolutionnaire des pays
dominés de la chaîne impérialiste ( pays
généralement semi féodaux et/ou semi coloniaux ). Il s’agit de deux données porteuses de caractères historiques
fondamentalement différents.
Ainsi il est des situations historiques où la lutte des
communistes ne peut déboucher immédiatement sur la dictature du prolétariat ; c’est le cas dans les luttes de libération
nationale anti-impérialistes menées par des peuples dominés dont la classe
ouvrière est très réduite, voire inexistante. La révolution chinoise et l’œuvre
de Mao Tsé-toung nous ont enseigné que dans pareille
situation et en fonction de l’objectif premier de la libération nationale
anti-impérialiste et anti-oligarchique comme étape du processus révolutionnaire
vers le socialisme, les communistes sont amenés à s’inscrire dans des alliances
de classe avec la paysannerie et/ou la petite bourgeoisie ( voire même, dans des cas qui ne se
présenteront sans doute plus, avec la bourgeoisie nationale ). Quand ces luttes triomphent, elles donnent
naissance à un régime politique qui transpose au niveau institutionnel les
contradictions internes de l’alliance imposée par les conditions historiques : c’est le régime de démocratie populaire. Mais ce
régime ne peut qu’être instable en raison de la disparition de l’élément qui
fondait l’unité populaire, à savoir la lutte de libération nationale
anti-impérialiste. Sous l’effet des contradictions de classe, la démocratie
populaire tend alors rapidement à passer à une étape révolutionnaire supérieure
de la marche vers le socialisme ( étape
de la dictature du prolétariat, imposée par la classe ouvrière et son Parti
lorsqu’elle en a la force, comme ce fut le cas en Chine ), ou évolue inévitablement vers un régime bourgeois ( démocrate ou non selon la résistance révolutionnaire
qu’il rencontre, comme ce fut le cas en Algérie ).
8.
Quelle importance accordez-vous à la pensée de Mao Tsé-toung dans le combat révolutionnaire en Europe
occidentale aujourd’hui ? Que pensez-vous de la conception du
maoïsme comme « troisième étape », « supérieure », du marxisme ?
Les apports de Mao Tsé-toung au Marxisme-Léninisme sont nombreux et importants. Certains
concernent les conditions spécifiques de pays dominés ( ainsi dans le domaine politique Mao
résout le problème des alliances de classe et définit la « démocratie nouvelle », dans le domaine politico-militaire il énonce la conception
d’encerclement des villes par les campagnes et précise le rôle des zones libérées,
dans le domaine économique il éclaire la voie de la construction socialiste
pour un pays sous-développé et principalement agricole, etc. ). D’autres apports ont une valeur universelle et
concernent donc directement la lutte révolutionnaire en Europe occidentale.
Les contributions les plus universelles de Mao Tsé-toung au Marxisme-Léninisme
tiennent dans ses travaux philosophiques, précisément dans le domaine de la
dialectique et de la gnoséologie. Mais nous remarquons aussi, avec le Président
Gonzalo du Parti Communiste du Pérou qui est le plus éloquent défenseur de
cette thèse, que Mao Tsé-toung a apporté au
prolétariat international une théorie politico-militaire développée et complète
— la Guerre Prolongée —, la théorie politico-militaire de la classe, dont les
axes essentiels sont valables et applicables partout.
Reste le rôle historique fondamental joué par Mao Tsé-toung dans la lutte contre le révisionnisme. En mettant
à nu le phénomène révisionniste moderne comme manifestation propre d’une
bourgeoisie se développant au sein du Parti et de l’État
socialiste, en provoquant une lutte ouverte contre lui dans le Mouvement
Communiste International, Mao Tsé-toung a identifié
et combattu le danger qui menaçait d’engloutir tout le mouvement après avoir
triomphé dans le PC et l’État soviétiques. Mieux
encore, en impulsant et théorisant la Grande Révolution Culturelle
Prolétarienne, il a montré la voie que les communistes doivent emprunter pour
mettre en échec les tentatives de restauration bourgeoise au cours de l’étape
socialiste, pour poursuivre et approfondir la transformation des rapports
sociaux qui caractérise cette étape.
Nous pensons donc que l’on peut considérer l’œuvre de Mao Tsé-toung comme une « troisième
étape », « supérieure », du marxisme, dans le sens où elle
constitue un authentique agrandissement du prodigieux édifice construit par
Marx, Engels et Lénine.
9.
Comment définissez-vous la responsabilité et les
tâches concrètes des militants et organisations révolutionnaires dans les
centres impérialistes au niveau de l’Internationalisme
Prolétarien ? Quel sens exact attribuez-vous au mot
d’ordre que vous avancez à ce propos : « Faire la révolution dans son propre pays, contribuer
à ce qu’elle triomphe partout » ?
Établit-il un rapport avec la thèse du « socialisme
dans un seul pays » ?
Le problème des responsabilités et tâches concrètes des
forces révolutionnaires des métropoles dans le domaine de l’Internationalisme
Prolétarien a été l’occasion de nombreuses erreurs dont certaines ont encore
cours. Nous discernons une première catégorie d’erreurs qui reposent sur le
rejet ( plus
ou moins reconnu et assumé ) de la perspective d’une révolution
prolétarienne en Europe et une seconde qui procède de l’ignorance de
l’importance historique du contexte national dans les métropoles.
La proposition « faire
la révolution dans son propre pays »
est aussi une réaction aux thèses qui prétendent réduire le mouvement
révolutionnaire dans les centres impérialistes à une sorte de « cinquième colonne »
au service des peuples dominés de la chaîne impérialiste. Agissant « derrière les lignes » de l’impérialisme dans le cadre de la contradiction opposant les
nations dominantes aux nations dominées, les forces révolutionnaires des
métropoles seraient seulement appelées à miner et paralyser de l’intérieur les
structures et forces politico-militaires qui permettent de perpétuer la
domination et l’oppression du tiers-monde, d’y mener des expéditions
répressives.
Que l’on nous comprenne bien, nous ne nions ni l’existence
ni l’importance de cette responsabilité :
nous pensons également que du fait de sa localisation « au cœur de la bête »
le mouvement révolutionnaire dans les centres impérialistes a le devoir de tout
mettre en œuvre pour entraver les plans et manœuvres criminels de « sa »
bourgeoisie à l’encontre des peuples des pays dominés. Mais ce devoir, aussi
fondamental soit-il, ne peut selon nous prendre le pas sur les orientations et
l’activité générales d’un processus révolutionnaire autochtone, visant à la
révolution prolétarienne dans les métropoles, c’est-à-dire une révolution ayant
pour sujet le prolétariat des centres impérialistes. Il nous semble même que si
l’on a en vue les intérêts des grandes masses populaires des pays dominés, la
priorité historique de l’objectif de la révolution prolétarienne dans les
métropoles — naturellement menée par le prolétariat et les forces
révolutionnaires de celles-ci — s’impose d’autant plus. Du point de vue
historique, le soutien aux luttes des peuples dominés à travers le harcèlement des
structures et forces de domination impérialistes ne peut avoir qu’une incidence
tactique : il peut influer sur tel ou tel
affrontement, concourir à telle ou telle victoire, mais il ne modifiera pas les
données fondamentales du problème, à savoir l’existence même de puissances
impérialistes et, in fine, de l’impérialisme. À moins de considérer la
révolution comme impossible dans les métropoles ( et donc d’ignorer les enseignements
du Marxisme-Léninisme ) et/ou d’imaginer qu’elle débouchera du tiers-monde sur les métropoles
un peu à la manière de la stratégie maoïste d’encerclement des villes par les
campagnes, la lutte pour le socialisme dans les centres impérialistes s’impose
indiscutablement pour nous comme seule voie révolutionnaire.
Comme on le voit cette question a de nombreuses
déterminantes et implications. En fait il est quasi impossible de l’aborder
correctement sans une analyse claire de la thèse dite « des trois contradictions ».
Comme beaucoup d’autres communistes, nous pensons que notre
époque est caractérisée par trois grandes contradictions. Cependant, à la
différence de nombreux camarades des pays dominés ( et de quelques-uns des centres
impérialistes ), nous pensons que celle qui a et
aura le plus d’importance est la contradiction entre le prolétariat
international et la bourgeoisie impérialiste. En second lieu nous plaçons celle
opposant les peuples dominés aux grandes puissances impérialistes et en
troisième lieu les contradictions inter-impérialistes
( économiques,
politiques, stratégiques, militaires, etc. ).
Pourquoi mettre en avant la contradiction prolétariat / bourgeoisie ? Parce qu’elle a une dimension universelle ( elle est
présente dans les pays impérialistes mais aussi dans les pays dominés ), parce qu’elle reflète la tendance et possède la
plus grande portée historique. Les contradictions inter-impérialistes
ne remettent nullement en cause le système capitaliste et la contradiction
peuples dominés / puissances
impérialistes y arrive seulement quand elle se combine à la contradiction
prolétariat ( paysannerie
pauvre ) / bourgeoisie.
Nous pensons en outre que la contradiction peuples dominés / puissances
impérialistes a déjà son apogée derrière elle, même si elle mobilise encore de
larges masses populaires à travers le monde. Cette contradiction a
historiquement culminé dans le processus de décolonisation qui a suivi le
triomphe de la révolution chinoise. Aujourd’hui ses limites sont évidentes : partout où elle ne s’est pas combinée à la
contradiction prolétariat / bourgeoisie,
c’est-à-dire où le processus révolutionnaire ne visait pas l’objectif final de
la dictature du prolétariat et de la construction socialiste et n’a pas été
guidé par un parti marxiste-léniniste ( le
cas de Cuba est particulier ), où le
processus s’est cantonné à la libération nationale ( et même si elle impliquait la nationalisation des
ressources ), le peuple s’est fait confisquer
le pouvoir conquis dans la lutte et l’impérialisme a pu réoccuper autrement ( investissements transnationaux, « coopération »,
crédits, etc. )
l’essentiel de ses positions brièvement perdues.
Seule la résolution de la contradiction prolétariat / bourgeoisie à
travers l’édification socialiste permet de dépasser les limites inhérentes à la
libération nationale. C’est pourquoi nous considérons cette contradiction comme
principale à notre époque, sans toutefois méconnaître la vitalité, la nécessité
et la légitimité de la lutte anti-impérialiste des pays dominés. Et voilà
pourquoi encore, dans notre analyse, nous rendons aux pays capitalistes avancés
la place centrale dans le mouvement mondial de la révolution que Lénine leur
attribuait. Car Lénine soulignait que s’il était plus difficile d’impulser un
processus révolutionnaire dans ces pays que dans d’autres pauvres et dominés ( comme l’était la
Russie à son époque ) il y serait plus facile
d’instaurer la dictature du prolétariat, de construire et développer le
socialisme.
Nous affirmons donc que la lutte pour la révolution
prolétarienne dans les centres impérialistes est un élément central et incontournable
pour le mouvement révolutionnaire mondial, un élément auquel les militants
révolutionnaires métropolitains doivent consacrer l’essentiel de leurs forces.
Certes la misère ici est sans commune mesure avec l’effroyable réalité du
tiers-monde et les contradictions y sont bien moins exacerbées, mais l’état de
développement des forces productives dans les pays avancés est tel qu’il offre
la possibilité non seulement d’une révolution prolétarienne victorieuse mais
aussi d’une édification socialiste bien plus complète et d’une marche vers le
Communisme bien plus assurée que dans les pays dominés. Il suffit à cet égard
de penser à l’étendue de la prolétarisation et à l’élimination de la petite bourgeoisie
indépendante ( et
de la paysannerie ) — nous abordons le sujet à la
question n° 16 —, de même qu’au degré de
développement de l’industrie et des techniques dont la maturité constitue la
base matérielle de l’édification socialiste.
La seconde grande catégorie d’erreurs concernant la question
de l’internationalisme présentes au sein du mouvement révolutionnaire européen
repose sur l’ignorance de l’importance historique du contexte national dans les
métropoles. L’existence de très nombreux points communs à tous les pays
impérialistes et leur intégration toujours croissante dans des structures
transnationales telles la CEE, l’OTAN, etc., est une
des raisons qui ont amené certains camarades à faire fi du facteur national et
à se positionner quasi exclusivement dans une optique transnationale. Les « fronts communs »
RAF / AD
et RAF / BR PCC
illustraient clairement cette vision simpliste et fausse de l’internationalisme
et ils confirment à l’envi le proverbe « le
mieux est l’ennemi du bien ».
Encore une fois, que l’on nous comprenne bien. Nous sommes
entièrement convaincus que la cause du prolétariat et des peuples du monde est
unique, indivisible, et que l’Internationalisme
Prolétarien en est la seule perspective. Nous pensons que la solidarité entre
les masses de tous les pays et l’unité des forces communistes par-delà les
frontières sont donc des tâches auxquelles il s’impose d’œuvrer sans retard ni
faiblesse. Dans ce cadre, la fondation d’une nouvelle Internationale
Communiste, de l’Internationale Communiste Combattante, est inscrite parmi les
tâches d’avenir du mouvement révolutionnaire mondial. Cependant ( et c’est ici que
s’inscrit le mot d’ordre « faire la révolution dans son propre
pays » ),
en tant que marxistes nous n’ignorons pas que les conditions objectives de la
révolution prolétarienne, celles qui sont le cadre d’existence de la classe
prolétarienne, relèvent inévitablement d’un contexte national — à de multiples
et complexes niveaux — et qu’il n’est pas permis d’en faire abstraction.
Il est possible, nécessaire et juste entre révolutionnaires
de développer les échanges, l’information, le débat, l’encouragement et la
critique fraternelle, le partage des expériences et des acquis, l’appui
réfléchi, etc., en n’oubliant jamais que l’unité
politique est primordiale et que finalement chaque mouvement doit seulement
compter sur ses propres forces. Mais cela n’autorise pas à méconnaître le
matérialisme historique et en premier lieu les réalités inégales de
l’impérialisme ou les lois de ses mécanismes contradictoires, au point de nier
que l’action révolutionnaire des communistes doit être ancrée dans la réalité
nationale, conçue dans la considération de ses spécificités, tant il est vrai
que Francfort n’est pas Lisbonne ni Athènes Bruxelles.
En ce qui concerne la thèse du « socialisme dans un seul pays », nous croyons qu’il importe de distinguer le cœur
de la question ( telle
qu’elle fut débattue en URSS dans les années 1920 entre Staline et Trotsky notamment )
et la façon dont elle fut traduite dans l’expérience soviétique et du Komintern.
À la question de base « est-il
possible d’édifier le socialisme dans un seul pays ? »,
l’histoire, l’expérience de l’Union Soviétique
jusqu’à la seconde guerre mondiale ( ou au putsch révisionniste de Kroutchev
selon les avis ) comme celle de la révolution
chinoise ont répondu que cette voie était inévitable et praticable. Mais autre
chose est la façon dont cette thèse a été stratégiquement appliquée par les
dirigeants soviétiques avec Staline à leur tête. La subordination de la IIIe Internationale ( c’est-à-dire en fin du compte des
mouvements révolutionnaires du monde entier )
aux intérêts propres de la « patrie du
socialisme » mérite indiscutablement la plus
sévère critique. L’important dans cette analyse, rappelons-le, consiste à bien
dissocier la thèse initiale, valable, des thèses particulières élaborées à
l’occasion de son application dans la révolution soviétique : la confusion est trop souvent de mise à ce sujet.
Deuxième partie
10.
La question principale du marxisme est toujours celle
de son application aux caractères et spécificités de chaque situation.
Avez-vous fait une analyse systématique et historique du mouvement de classe
dans votre pays ?
Nous avons bien entendu étudié l’histoire du mouvement de
classe en Belgique afin d’en discerner au mieux les caractéristiques. La
situation présente du mouvement de classe a des racines profondes dans le
siècle et une analyse juste de l’actualité impose une connaissance exacte du
passé. À ce propos nous reconnaissons — et nous aurons l’occasion d’y revenir
plus loin — que des analyses défendues initialement par notre organisation ont
dû faire l’objet de rectifications sur base de l’expérience, de la pratique et
de ses leçons. Mais nous pensons que les conclusions de notre étude historique
étaient pertinentes et celles-là n’ont pas varié.
Dans son histoire sociale la Belgique a été à la pointe des
expériences réformistes. Seuls les pays scandinaves, la Hollande, la Suisse et,
d’une façon particulière, la RFA ont développé aussi loin et pleinement cette
orientation. La politique réformiste signifie la gestion pacifique des conflits
sociaux, leur prévention grâce à une concertation sociale systématique ou leur
résolution via la collaboration de classe institutionnalisée.
Dans notre pays cette politique a vraiment émergé au cours
de la période précédant la première guerre mondiale. C’est à cette époque ( lors
des grèves de 1913 )
que se rencontrent l’hégémonie totale du Parti Ouvrier Belge ( POB ) et de sa Commission syndicale dans
le prolétariat et la compréhension par la bourgeoisie de son intérêt à faire
l’économie de conflits sociaux incontrôlés ( qui s’étaient jusqu’alors déroulés
dans une violence extrême ) en planifiant une série d’ouvertures sociales et
politiques très vite compensées par une production « sans accroc ».
La première grande série de mesures politiques et sociales
réformistes date de 1919, au lendemain de la première guerre mondiale. Réformes
accordées en confiance, le POB et son président Emile Vandervelde ayant donné à
la bourgeoisie toutes garanties quant à leur nature inoffensive pour le régime
et même leur efficacité néfaste en jouant un rôle actif dans la trahison de la IIe Internationale ( Vandervelde en a présidé le Comité
exécutif )
et en participant au gouvernement d’union nationale ( Vandervelde devint ministre d’État en août 1914, fut nommé ministre sans portefeuille en
janvier 1916 et ensuite ministre de l’intendance civile et militaire en août
1917 ). Depuis
l’acquisition du suffrage universel — alors exclusivement masculin — qui date
précisément de la fin de la guerre de 1914-1918, la politique de collaboration
de classe du POB, puis plus tard du Parti Socialiste Belge ( PSB ) et maintenant des Parti Socialiste
( PS ) et Socialistische
Partij ( SP ) ne s’est jamais démentie, après
avoir remporté une deuxième grande série d’acquis sociaux et politiques à
l’issue de la Seconde Guerre mondiale ( création de l’Office
National de la Sécurité Sociale, etc. ).
L’influence des syndicats réformistes ( sociaux-démocrates
d’abord, puis aussi sociaux-chrétiens lorsque ceux-ci furent impulsés par le
patronat catholique pour faire pièce aux premiers ) au sein du monde du Travail a
toujours représenté un atout considérable pour la bourgeoisie et sa recherche
de paix sociale. L’étendue de cette influence peut être illustrée par un
chiffre :
en 1981, 96,2 %
des ouvriers étaient syndiqués, ce qui représente un taux quasi inégalé dans le
monde capitaliste. Mais en même temps la puissance syndicale a permis au
prolétariat de nombreuses conquêtes sociales, d’améliorer substantiellement ses
conditions de vie et de travail. Cela explique naturellement pourquoi il a
accordé pendant longtemps une telle confiance aux forces réformistes ainsi
qu’aux formes de lutte qu’elles prônaient et pourquoi il se retrouve
aujourd’hui démuni d’autres expériences de lutte et de
confiance dans son autonomie.
Nous pensons que du point de vue de l’analyse marxiste les
principaux caractères concrets et spécifiques du mouvement de classe en
Belgique sont au nombre de trois.
En premier lieu il y a l’hégémonie politique et idéologique
de la social-démocratie réformiste dans le monde du Travail. Chiffres
révélateurs, signalons par exemple que le Parti Communiste de Belgique ( PCB ) fit son meilleur résultat
électoral en 1946 :
il enleva 23 sièges. Ce succès exceptionnel ne représentait pourtant qu’un
tiers du score obtenu cette année-là par le PSB : 69 sièges. Que l’on compare ce
rapport de force à celui qui prévalait à la même époque en France ou en Italie !
On trouve ensuite la puissance du trade-unionisme : très haut taux de syndicalisation,
place importante des structures syndicales dans la gestion sociale ( par exemple, elles ont en charge le
paiement des allocations de chômage ), reconnaissance et
institutionnalisation par l’État de la
représentativité des deux grandes organisations et, surtout, inscription de
tout le mouvement syndical dans des perspectives économiques et des conceptions
idéologiques strictement réformistes, c’est-à-dire dans des revendications bien
en deçà des limites du mode de production capitaliste et sans aucune portée
réellement anti-capitaliste.
La faiblesse traditionnelle du Marxisme-Léninisme
dans la classe constitue le dernier des trois caractères que nous retenons
comme principaux. Certes cette faiblesse a été de tout temps conséquente à
l’hégémonie politique et idéologique de la social-démocratie, mais à notre avis
il vaut la peine de souligner ses propres origines. Au siècle passé la section
belge de la 1ère Internationale était principalement guidée par les
thèses de Bakounine. Dès les années 1920 le PCB passa pour ainsi dire sans
transition du syndicalisme révolutionnaire qui avait présidé à sa fondation à
un enlisement dans les traits les plus négatifs de la IIIe
Internationale ( autrement dit, il se subordonna rapidement et totalement
à la politique extérieure de l’URSS ), puis il sombra ouvertement dans
le révisionnisme pur et simple.
11.
Quelle est votre analyse de l’histoire du mouvement
communiste en Belgique ? Au cas où vous estimeriez que le PCB
ait été révolutionnaire à une époque, nous aimerions savoir quand et pourquoi
selon vous il a cessé de l’être.
Le mouvement communiste dans notre pays a toujours été d’une
grande faiblesse et il a le plus souvent souffert de graves lacunes au niveau
de sa direction. À l’origine, le PCB fut fondé par des éléments politiquement
hétérogènes :
marxistes-léninistes bien sûr, mais aussi gauchistes, trotskystes,
anarcho-syndicalistes et surtout syndicalistes-révolutionnaires.
Un handicap qui n’a jamais été réellement résorbé, ni à l’occasion de démarches
de clarification et d’unification politiques ( par exemple lors de la campagne de « bolchévisation » impulsée en 1925 conformément aux
directives du Komintern ou lors de l’épuration des
éléments trotskystes tel le co-fondateur du Parti War
Van Overstraeten ), ni à l’occasion des
développements spectaculaires en importance comme en influence du Parti ( par exemple après les grèves de
1932, dans les années 1935 à 1938, puis dans la Résistance ).
Le PCB a-t-il été à un moment de son existence un authentique
parti révolutionnaire ? Nous pensons qu’avant de donner des leçons post festum il
convient d’assumer l’histoire du mouvement communiste, et critiquer les erreurs
passées du PCB se révèle nécessaire mais plus ardu qu’il n’y paraît.
Le choix d’avoir fonctionnalisé le Parti à la politique
extérieure de l’URSS ( allant notamment jusqu’à moduler
les mobilisations prolétariennes selon les fluctuations de la diplomatie
soviétique —comme ce fut entre autres le cas dans les activités portuaires ) est un bon exemple de la
complexité de cette analyse critique. Dans l’absolu et avec le recul on en
vient tout naturellement à condamner cette option qui a effectivement conduit à
des résultats désastreux, et on est en droit de penser qu’elle exprimait le
manque de fermeté idéologique, de véritable conception révolutionnaire de la
direction du Parti. Mais connaissant le projet originel du Komintern,
l’époque où l’URSS ne cherchait pas encore à asservir le Mouvement Communiste
International à sa politique de grande puissance et, au contraire, se mettait
fraternellement à la disposition des forces révolutionnaires partout dans le
monde ;
connaissant le prestige dont jouissait alors légitimement la politique
soviétique, sa direction aguerrie et résolue, et l’inexpérience et l’hétérogénéité
des dirigeants du PCB ; connaissant l’importance stratégique du maintien du jeune
état socialiste soviétique face aux puissances impérialistes, et cela pour
l’ensemble des luttes révolutionnaires sur tous les continents ; connaissant encore les nombreuses
autres données spécifiques de l’époque, nous sommes enclins à croire que
l’erreur principale, générale, du PCB fut à l’origine du type de celles qui
sont inévitables dans leur contexte propre.
Cet exemple illustre aussi l’impossibilité de répondre
catégoriquement par une date précise à la question « quand le PCB a-t-il cessé d’être
révolutionnaire ? » ( si on lui
accorde le crédit de l’avoir été comme il lui était possible de l’être ). Tout au plus pourrait-on dire
qu’à travers ses choix de 1944 et des mois qui suivirent ( désarmement des partisans,
participation au gouvernement Pierlot puis au
gouvernement Van Acker qui n’hésita pas à briser les
grèves des mineurs au nom de la « bataille du charbon » ..., donc une participation active à
la restauration du régime d’avant-guerre — aménagé par les réformistes, il est
vrai ) le PCB a
crûment révélé qu’il avait tourné définitivement le dos au marxisme
révolutionnaire. Car si certains choix faits antérieurement par le PCB ( ceux
de 1936, par exemple ) n’avaient rien d’offensifs, au moins n’hypothéquaient-ils
pas directement l’avenir d’éventuelles options révolutionnaires ( dont les consignes auraient pu
venir, imaginons-le, du Komintern ). Les choix de 1944/1945 par contre
fermaient irrémédiablement la porte à toute politique révolutionnaire future,
ils liquidaient les éléments vitaux sur lesquels pareille politique aurait pu
s’appuyer. Dans cette mesure, les choix du PCB dans l’immédiat après-guerre
étaient objectivement et indiscutablement contre-révolutionnaires.
Cette option contre-révolutionnaire n’allait hélas pas être
combattue dans la crise qui éclata à l’occasion de la Conférence Fédérale de
juin 1954 et prit fin lors du Congrès de Vilvorde en
décembre de la même année. La perte du poste de Secrétaire National par Edgard Lalmand, plutôt que
relancer les orientations révolutionnaires, allait en fait constituer une « déstalinisation » avant l’heure et renforcer plus
encore le caractère réformiste de la politique du Parti.
Rappelons encore qu’il serait absurde de prétendre que le
PCB ait entièrement retourné sa veste en 1944, ou même que ce soit cette
année-là qu’il aurait cessé d’être révolutionnaire — ou potentiellement
révolutionnaire. Une grande part des éléments qui ont motivé les options de
1944/1945 étaient directement issus des événements qui venaient de se dérouler,
et si le PCB était entré dans la Résistance anti-fasciste avec une analyse
correcte de la guerre comme guerre de brigandage inter-impérialiste,
contre laquelle les prolétariats de tous les pays devaient suivre leur propre
voie de classe, il en est sorti avec une analyse incorrecte, social-chauvine, ramenant l’enjeu de l’affrontement pour le
prolétariat à l’indépendance nationale et à la restauration du régime
démocratique bourgeois. Un virage que ne suffisait pas à justifier le réel
changement du caractère de classe de la guerre survenue avec l’agression
fasciste contre l’URSS ( l’URSS attaquée, il ne
s’agissait plus d’une simple guerre entre puissances impérialistes ). Là-dessus il ne faut quand même
pas oublier que la thèse « ni Londres ni Berlin » — thèse parfaitement juste au
demeurant — avait été imposée par l’Internationale ( autrement
dit par l’Union Soviétique ) et qu’elle répondait moins à un
attachement à l’Internationalisme Prolétarien qu’au
souci tactique qui avait déjà présidé au pacte de non-agression Ribbentrop-Molotov en août 1939 ...
12.
Quelle est votre analyse de la scission survenue en
1963 dans le PCB et qui a donné naissance au PCB - Voix du Peuple, ainsi qu’ensuite au PCMLB, au
PCB (ML) et aux divers groupes qui se réclamaient de la pensée Mao Tsé-toung ?
La scission survenue dans le PCB en 1963 doit être étudiée
en relation avec la fracture apparue progressivement dans le Mouvement
Communiste International depuis la Conférence des Partis Communistes à Moscou
en 1957, qui marqua le contrecoup du XXe
Congrès du PCUS ( 1956 ). Pour la première fois de son histoire le Mouvement
Communiste International se divise sur des questions fondamentales : les communistes chinois avec Mao Tsé-toung à leur tête mettent en cause la thèse de l’« équilibre de la terreur » et acceptent l’éventualité d’une
guerre, ils défendent le centralisme en se revendiquant légitimement héritiers
du Komintern et, surtout, ils critiquent à juste
titre la thèse de la « voie pacifique au socialisme » — une des principales thèses du XXe Congrès — comme un retour à la voie
parlementaire de la IIe Internationale.
Cette fracture allait s’aggraver lors des Conférences de 1960 et 1965.
Au niveau politique et idéologique, la scission dans le PCB
en 1963 recoupe largement la dissension apparue dans le Mouvement Communiste
International. Formellement, la scission s’imposa à partir de l’opposition de
certains membres émérites du Parti — à commencer par Jacques Grippa — aux
thèses avancées par les révisionnistes lors du XIVe
Congrès ( Congrès
National d’Anvers )
et qui étaient jugées contraires aux décisions des trois Congrès précédents.
Mais il est clair que la confrontation était plus globale, qu’elle traduisait
le problème général du révisionnisme, posé de façon particulièrement aiguë
depuis la victoire du putsch kroutchévien en URSS.
Nous précisons cela afin que l’on ne puisse croire que tout d’un coup, en avril
1963, le PCB se soit subitement égaré dans le révisionnisme. En fait le ver
était dans le fruit depuis bien longtemps.
Certes, dans la période qui précéda le XIVe
Congrès on vit les révisionnistes se manifester avec de plus en plus
d’impudence et d’audace. Ainsi, par exemple, tandis que jusque-là le PCB avait
à juste titre considéré et dénoncé l’OTAN comme un pacte agressif dominé par
l’impérialisme US, principal fauteur de guerre, les révisionnistes découvrirent
qu’il importait plutôt « avant tout de paralyser les ultras de l’OTAN », que dans cette optique Kennedy
constituait « une
pièce maîtresse dans la lutte pour la paix » et qu’il s’imposait donc de « renforcer sa position » ! Rien de moins ! ( cf. le Drapeau Rouge, 4 et 5 février 1963. ) L’adhésion du PCB à la thèse de la
« coexistence
pacifique entre pays à systèmes sociaux différents », censée préserver le camp
socialiste d’une attaque impérialiste, déborda rapidement de ce cadre pour
couvrir tous les opportunismes : absence de solidarité réelle avec les révolutions cubaine
et congolaise ( et pire encore dans ce dernier cas, soutien tacite
à l’intervention militaire belge ), distanciation envers la Chine populaire, complaisance à
l’égard des renégats titistes, etc. Plus
significatif encore, le thème de la « coexistence pacifique » fut étendu aux classes sociales ! On pouvait lire dans le Drapeau
Rouge du 13 octobre 1960 : « La coexistence pacifique est une conception moderne de la
vie mondiale et de l’évolution de l’humanité.
C’est à la classe ouvrière et à ses penseurs que l’on doit la recherche
et la découverte d’un mode véritablement civilisé de solution des conflits,
d’une méthode nouvelle vraiment populaire et démocratique, de lutte pour la
transformation de la société et du monde, la coexistence pacifique. » Plus que jamais le crétinisme parlementaire
allait frapper :
les révisionnistes se fixèrent comme objectif « la liquidation du divorce entre le
Parlement et les masses laborieuses de Belgique » ( extrait de la thèse 39 pour le XIVe Congrès ) et ils défendirent la conception
de la transition pacifique au socialisme en soutenant que « la réalisation d’une série de
réformes de structure constituera un élargissement de la démocratie, marquera
des étapes dans la voie de la transformation de la société capitaliste à la
société socialiste »
( extrait de
la proposition de nouvel article premier des Statuts du Parti soumise au XIVe Congrès ).
Si cette débauche d’insanités anti-marxistes se répandit
effectivement au début des années 60 dans le PCB, encore une fois on ne peut
selon nous rattacher la profonde corruption révisionniste du Parti à cette
époque précise. On ne peut y rattacher en fait que la réaction de refus
intransigeant des vrais cadres et militants marxistes-léninistes contre son
hégémonie triomphante et affichée. Mais quoi qu’il en soit, c’est cette saine
réaction contre une pourriture politique et idéologique toujours plus
envahissante qui nous amène à porter un jugement très positif sur la scission
de 1963 dans le PCB. Hélas l’histoire ne s’arrête pas là et on juge aussi
l’arbre à ses fruits : la récolte sera à l’opposé des espérances ...
La faillite du mouvement « mao » en Belgique ( dont les
derniers reliquats, à commencer par le Parti du Travail de Belgique ( PTB ), sont aujourd’hui au moins autant
révisionnistes et opportunistes que les dirigeants du PCB en 1963 ) est patent à cet égard. Nous
pensons que l’écueil sur lequel ce mouvement « mao » a sombré est la question de la
stratégie et de la pratique révolutionnaires ( et donc
entre autres de la lutte armée ). Pour de multiples raisons ce mouvement s’est unanimement
révélé incapable de comprendre que le rejet du révisionnisme et un retour
conséquent aux positions révolutionnaires du Marxisme-Léninisme
exigeait de rompre avec le légalisme, le pacifisme, le crétinisme
parlementaire, et tous les attributs tactiques du réformisme, et il a creusé
lui-même sa tombe en s’enferrant dans un radicalisme verbal, dogmatique et
gratuit, dont la stérilité engendra populisme, stagnation et finalement
implosion. Dans d’autres pays où la critique marxiste-léniniste au
révisionnisme des partis issus de la IIIe
Internationale s’est combinée à la lutte armée ( même pour une part réduite du
mouvement seulement ),
de grandes et nouvelles perspectives se sont ouvertes aux forces
révolutionnaires communistes ( ainsi en Espagne, en Italie ). Mais là où, comme en Belgique, ce
saut qualitatif nécessaire ne se réalisa pas, ou, comme en France, où il ne
dépassa pas quelques prémices, le mouvement « mao » fit long feu et périclita
irrémédiablement.
13.
Quels sont les précédents les plus immédiats de la
lutte armée révolutionnaire en Belgique ?
Il importe ici de s’entendre sur la notion de « lutte armée révolutionnaire ». En effet, selon que l’on désigne
par là une pratique armée inscrite dans une perspective révolutionnaire
historique ou une pratique armée menée par des révolutionnaires dans le cadre
d’une lutte populaire et/ou prolétarienne à finalité réformiste, la réponse à
la question sera différente. Dans le premier cas on doit remonter jusqu’au
siècle passé, dans le second on citera la grande grève de l’hiver 1960/1961.
Pour ce qui est d’une pratique armée inscrite dans une
perspective révolutionnaire historique, il faut remonter jusqu’en 1887/1888,
aux grandes grèves révolutionnaires lancées par les mineurs et les ouvriers du
Centre, du Hainaut et du Borinage. La figure de proue de ce mouvement fut
Alfred Defuisseaux, le fondateur du Parti Socialiste
Républicain ( PSR ) que l’on pourrait qualifier à de nombreux égards de
blanquiste. La revendication principale de ces grèves était le suffrage
universel ( pour lequel Defuisseaux
lutta infatigablement ) mais, à leur époque, elles s’inscrivaient dans un réel
projet révolutionnaire. L’usage des armes et de l’explosif y était largement
répandu et ainsi, par exemple, chaque nuit les mineurs allaient dynamiter des
maisons de jaunes. L’action armée s’étendit aussi à des objectifs officiels,
comme l’Hôtel de Commerce de La Louvière où deux
officiers furent blessés lors d’un attentat ( car, bien entendu, la troupe avait
été dépêchée dans la région ), etc. Parallèlement à la
grève et aux actions armées, étaient organisés des « meetings noirs », ainsi dénommés parce qu’ils se
tenaient dans l’obscurité afin d’empêcher d’éventuels mouchards d’identifier
les participants. Mais au terme de longues manœuvres la police parvint à
infiltrer trois de ses agents dans l’appareil du PSR, infiltration qui fut à
l’origine de nombreuses arrestations, du démantèlement du parti et finalement
du célèbre procès dit du « Grand Complot » ( 1889 ). Cette lutte des années 1887/1888 constitue un événement
marquant dans l’histoire politique du prolétariat belge, car c’est à la faveur
de sa défaite que les réformistes du POB ( qui pour
leur part avaient condamné les grèves ) imposèrent définitivement leur hégémonie
sur le mouvement ouvrier.
Si l’on choisit de regrouper sous la formule « lutte armée révolutionnaire » toutes les actions menées par des
révolutionnaires même dans un cadre finalement réformiste, il faut par contre
remonter bien moins loin. Que l’on pense simplement à la Résistance
anti-fasciste où les communistes jouèrent un rôle de premier plan ( au
prix de lourds sacrifices ) et durant laquelle d’innombrables actions armées furent
menées contre l’occupant, les rexistes, les collaborateurs, etc.
Que l’on se souvienne aussi des événements liés à l’« affaire royale » : 136 attentats recensés entre le 26
juillet et le 1er août 1950, dont 59 à l’explosif — pour l’essentiel
contre des voies ferrées. Et bien sûr on ne peut manquer de rappeler la grande grève
de l’hiver 1960/1961 : 1.350 actions de sabotage comptabilisées entre le 22
décembre et le 17 janvier ! De nombreux pylônes et voies ferrées dynamités, des
journaux bourgeois incendiés, des tirs d’armes à feu contre les rares autobus
en service, etc. Mais il faut bien faire la
part des choses en ce qui concerne ces exemples et ces chiffres. Une part sans
doute importante des actions armées menées furent le fait d’hommes et de femmes
ayant comme seul objectif la libération nationale en 1940-1944, l’abdication de
Léopold III en 1950 et le retrait de la « Loi unique » en 1960/1961. Ce qui, au niveau du
sens et du contenu, différencie fondamentalement leurs interventions de celles
des communistes et des révolutionnaires qui ne perdent jamais de vue l’objectif
final de la révolution prolétarienne.
14.
Quelle était votre analyse du contexte politique et
social de l’Europe en général, et de la Belgique en particulier, au moment de
la naissance des Cellules Communistes Combattantes ? Ce contexte apportait-il réellement les conditions
objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire ?
Quelles peuvent être les conditions objectives pour le
développement de la lutte armée révolutionnaire ? Et précisément, de quelles
manifestations de lutte armée parle-t-on ? Nous pensons que les options
stratégiques se prennent au regard des objectifs historiques et des caractères
généraux de l’époque, seules les modalités
d’application de la stratégie doivent s’adapter aux contextes ponctuels et
particuliers. Alors, quelles peuvent être les conditions objectives requises
pour l’engagement de la propagande armée ? À notre avis, celles de toute
lutte révolutionnaire aujourd’hui dans les démocraties impérialistes, fiefs du
réformisme et du trade-unionisme. C’est-à-dire une exacerbation des
contradictions de classe due à une crise persistante qui révèle combien le
réformisme et le trade-unionisme sont étrangers aux intérêts fondamentaux du
prolétariat et combien il est nécessaire d’emprunter d’autres voies. Nous
allons illustrer cela par un bref historique.
Dans les années 60, la position politique et idéologique du
réformisme et du trade-unionisme était particulièrement inexpugnable : la croissance économique ( la
production s’accroît en moyenne de 6,1 % l’an entre 1961 et 1972 ) et l’augmentation fantastique de
la productivité ont des retombées très positives sur l’emploi et les revenus.
De 1961 à 1973, le revenu d’une famille moyenne de salariés ( exprimé
en terme de pouvoir d’achat ) double suite à la hausse des salaires et parce que dans de
nombreux cas la femme ou un autre membre de la famille prend également un
emploi. Dans le budget familial moyen d’un ouvrier, la part de l’alimentation
diminue de 38 à 28 %
dans la même période. Et le discours dominant affirme dur comme fer que cette
tendance est définitive, irrévocable, que le réformisme et le trade-unionisme
paient et qu’ils vont payer jusqu’à la fin des temps ...
La réactivation de la crise générale du mode de production
capitaliste qui surgit dans les années 1970 va bouleverser tout ça. L’impact de
la crise 1973-1975 est rude pour le prolétariat belge, malgré d’importantes
luttes ouvrières défensives comme au Val Saint-Lambert, à Fabelta-Tubize,
etc. Alors qu’en 1974 l’on comptait seulement 95.000 chômeurs, on en dénombrera
322.000 en 1980, un chiffre qui reflète insuffisamment le problème du
sous-emploi car il faut aussi considérer la hausse du nombre des prépensionnés ( 4.400 en 1975, 91.000 en
1981 ), des sous-statuts précaires du genre CST ou TCT ( 10.800 en 1975, 63.000 en 1980 ), des assistés sociaux, etc. Toutefois, les mobilisations prolétariennes et
une succession de gouvernements « travaillistes » ( de
coalition socialiste / sociale-chrétienne ) attachés aux recettes keynésiennes
de relance par la stimulation de la consommation permettent d’atténuer le choc
au niveau des salaires et des revenus de remplacement ( allocations de chômage, etc. ) : de 1974 à 1981 le salaire réel augmente encore de un pour
cent par an.
Le prolétariat belge allait souffrir plus brutalement de
l’impact de la crise de 1980-1982 car cette fois il n’est plus seulement
atteint dans le domaine de l’emploi, mais aussi par une baisse des revenus, un
renforcement de l’exploitation, la perte d’acquis sociaux, etc.
De 1981 à 1985, la diminution moyenne du pouvoir d’achat par emploi est de
l’ordre de 2,2 %
l’an, soit en fait 8,7 % de perte cumulée. La perte cumulée de revenu disponible
par ménage est évaluée à 4,8 %. Par contre, le niveau du taux de profit des entreprises ( qui
avait quelque peu stagné entre 1974 et 1981 ) augmente de 4,3 % l’an durant la même période, soit
17,2 % de gains
cumulés. Ce résultat est le fruit des politiques anti-ouvrières des
gouvernements Martens / Gol ( coalition social-chrétienne / libérale ), les licenciements massifs et la
baisse du salaire réel permettent des gains de productivité considérables.
C’est ainsi que, si l’on fixe à 100 le coût salarial par unité produite aux USA
en 1970, on obtient pour la Belgique un indice de 248,9 en 1980 et de 142,9 en
1985, soit un gain de productivité de 74 % en cinq ans ! Dans le même temps, la moyenne des
mêmes indices auprès des principaux pays concurrents ( USA,
Canada, Japon, Pays-Bas, RFA, France, Italie et Royaume-Uni ) passe de 223,1 à 171,1 — soit une
modification de 30 %
seulement. À cela il faut ajouter la
suppression de 170.000 emplois entre 1974 et 1985, qui participe à la nouvelle
flambée du chômage illustrée par le tableau ci-dessous :
|
Emploi intérieur |
Chômage |
1980 |
3.798.000 |
322.000 |
1981 |
3.719.000 |
416.000 |
1982 |
3.671.000 |
490.000 |
1983 |
3.640.000 |
545.000 |
1984 |
3.641.000 |
546.000 |
Cette situation va engendrer un nouveau cycle de lutte qui culminera avec la
grande grève du secteur public lancée en 1983 par les cheminots. Ce cycle
comportera bien sûr des luttes où les intérêts de fractions du prolétariat
seront mis en avant ( par exemple, l’opposition au plan de restructuration de Cockerill-Sambre, dont la manifestation des sidérurgistes à
Bruxelles en 1982 fut un moment très combatif ), mais aussi des luttes à caractère
de plus en plus politique dans l’intérêt de l’ensemble du prolétariat ( par exemple, les mobilisations pour
la défense de l’index et pour le maintien du secteur public ) et même visant directement le
gouvernement en place ( comme la grande grève de septembre 1983 qui fit
effectivement vaciller le gouvernement Martens 5 ). Par ailleurs ces luttes ne
pouvaient éviter la radicalisation : de chaque côté on lutte le dos au
mur. Les capitalistes belges sont harcelés par la concurrence internationale
qui de 1974 à 1983 ne cesse de leur rafler des parts du marché et ils n’ont
d’autre solution qu’une surexploitation de leurs salariés ... ce qui impose en priorité d’en
briser la capacité de résistance. Les licenciements de délégués syndicaux
prennent alors une nouvelle ampleur et les luttes qui s’ensuivent,
naturellement extrêmement combatives, débouchent parfois sur le lock-out si pas
sur la fermeture pure et simple des usines où les ouvriers se montrent trop
rétifs aux diktats patronaux. La grève à Cuivre et Zinc en 1983 reste le type
même de conflits de cette catégorie.
Une double tendance s’affirmait alors. D’une part les
conflits deviennent moins fréquents ( de 1978 à 1984 le nombre
de journées de travail perdues pour fait de grève chute de 75 % ), ce qui est logique dans la mesure
où ils exigent de plus en plus de sacrifices pour des résultats toujours plus
aléatoires. D’autre part ces mêmes conflits deviennent plus profonds, plus
radicaux, plus politiques. À partir de là — et ceci est très important — la politique
et l’idéologie réformistes devaient inévitablement entrer en crise : non seulement le réformisme et le
trade-unionisme se révèlent incapables d’apporter des réponses aux besoins des
masses en ces jours d’épreuves, mais de surcroît il s’avère que la
configuration organisationnelle de classe établie par les réformistes au temps
de leur splendeur de la décennie 1960-1970 laisse en fait le monde du Travail
désarmé face à une agression ouverte de la bourgeoisie. La chute du niveau de
vie des masses, la réactivation de la crise générale du mode de production
capitaliste ( dont la caducité apparaît plus crûment ), le bilan négatif des politiques
réformistes et des formes de luttes traditionnelles, pacifiques et légales, etc., sont alors autant d’éléments qui créent des
conditions objectives favorables pour l’impulsion d’une initiative de lutte
révolutionnaire. Des conditions par ailleurs renforcées par une importante
mobilisation populaire contre la guerre à la même époque.
Jusqu’à la fin des années 1970 la tendance à la guerre se
manifeste de manière peu perceptible pour les masses. Ainsi, par exemple, la
hausse des dépenses militaires est perçue bien plus comme un gaspillage honteux
( parmi
tant d’autres )
que comme l’expression d’une réelle menace pour la paix en Europe. Et beaucoup
ont d’autres soucis que l’augmentation des interventions militaires
impérialistes dans les pays dominés, le surarmement des USA, la multiplication
des conflits régionaux qui traduisent l’affrontement entre les deux grandes
puissances, etc. En 1979, le projet
d’installation de 48 missiles atomiques US de type Cruise
en Belgique ( dans le cadre d’un plan plus vaste concernant aussi
les Pays-Bas, la RFA, le Royaume-Uni et l’Italie ) va brusquement dévoiler la réalité
et la gravité de la menace de guerre et entraîner une opposition importante. De
gigantesques mobilisations populaires ( 200.000
manifestants à Bruxelles en 1981, le double en 1983 ! Soit un belge sur 25 dans la rue
et la manifestation de masse la plus énorme depuis la libération de Bruxelles
en 1944 )
expriment un large et net refus des missiles US : 79 % de la population se déclare
hostile à l’implantation. Ce qui n’empêche nullement que les Cruise soient déployés en 1985 à la base de Florennes ... et ce qui ajoute encore au discrédit des réformistes qui
tiennent les rênes du mouvement anti-guerre et ont toujours prétendu que
l’expression d’un refus populaire, alliée aux vertus d’un débat parlementaire,
suffirait à empêcher cette installation.
Pour résumer, on peut dire qu’à l’époque de la gestation ( dès
1983 ) et de
l’apparition publique ( 1984 ) des Cellules Communistes Combattantes, une ligne de
fracture bien nette se dessinait entre les masses et le régime, et cela dans
des domaines aussi essentiels que l’emploi, les salaires, les droits sociaux et
la paix. Cette fracture était d’autant plus propice à l’initiative
révolutionnaire que les réformistes se trouvaient incapables de la réduire : les méthodes de lutte et les
formes corporatistes d’organisation héritées des années de croissance
économique et de collaboration de classe institutionnalisée avaient montré leur
inaptitude à répondre aux besoins des masses. Seuls les communistes
révolutionnaires étaient en mesure de proposer une alternative globale et
sérieuse au capitalisme en crise, au capitalisme-fauteur-de-guerre.
Et à ce tableau général de la situation belge ( dont
certains traits étaient communs à d’autres pays européens ), il faudrait encore ajouter
nombres de contradictions secondaires ( parce qu’à caractère réformiste ) qui n’en contribuaient pas moins à
rendre le terrain fertile au travail révolutionnaire, pour peu que l’on
développât une politique correcte.
Bien entendu, cela ne signifie nullement qu’au moment de la
naissance des Cellules Communistes Combattantes ( ni
d’ailleurs dans les années qui suivirent ) la Belgique ait traversé une « situation révolutionnaire » telle que définie par Lénine dans
la très célèbre citation :
« Quels sont, d’une façon générale, les indices d’une
situation révolutionnaire ? Nous sommes certains de ne pas nous tromper en indiquant
les trois principaux indices que voici :
1. Impossibilité pour les classes dominantes de
maintenir leur domination sous une forme inchangée ; crise du "sommet" crise
de la politique de la classe dominante, et qui crée une fissure par laquelle le
mécontentement et l’indignation des classes opprimées se fraient un chemin.
Pour que la révolution éclate, il ne suffit pas, habituellement, que "la
base ne veuille plus" vivre comme auparavant, mais il importe encore que
"le sommet ne le puisse plus". 2. Aggravation, plus qu’à
l’ordinaire, de la misère et de la détresse des classes opprimées. 3. Accentuation
marquée, pour les raisons indiquées plus haut, de l’activité des masses, qui se
laisse tranquillement piller dans les périodes "pacifiques", mais
qui, en période orageuse, sont poussées tant par la crise dans son ensemble que
par le "sommet" lui-même, vers une action historique indépendante.
Sans ces changements objectifs, indépendants de la volonté
non seulement de tels ou tels groupes ou partis, mais encore de telles ou
telles classes, la révolution est, en règle générale, impossible. » ( La faillite de la IIe Internationale, Œuvres complètes, vol. 21,
p. 216, 1960, Moscou. )
La Belgique ne connaissait pas une situation révolutionnaire
au début des années 1980, principalement parce qu’il n’y avait aucune crise de
régime : le
pouvoir bourgeois savait exactement ce qu’il voulait et s’était donné les
moyens de l’imposer au prolétariat avec les gouvernements Martens / Gol et
les « pouvoirs
spéciaux ».
Et s’il y avait eu crise de régime à ce moment, combinée à la récession sociale
et à la relance de la lutte des classes, l’on aurait encore été fort loin d’une
issue révolutionnaire dans la mesure où les forces communistes étaient — comme
elles le sont toujours — excessivement rares et dispersées. Or Lénine précisait
plus loin dans le texte déjà cité :
« ... la révolution ne surgit pas de toute situation
révolutionnaire mais seulement dans le cas où, à tous les changements objectifs
ci-dessus énumérés, vient s’ajouter un changement subjectif, à savoir : la capacité, en ce qui concerne la
"classe" révolutionnaire de mener des actions révolutionnaires de
masse assez "vigoureuses" pour briser complètement ( ou partiellement ) l’ancien gouvernement qui ne
"tombera" jamais, même à l’époque des crises, si on ne le "fait
choir". »
La réalité politique et sociale de la Belgique au moment de
l’émergence de notre organisation ne correspondait donc pas à une « situation révolutionnaire ». Mais elle constituait pourtant un
contexte extrêmement favorable pour l’activité révolutionnaire eu égard à la
récession sociale, au programme d’austérité, à la tendance à la guerre, au
discrédit des forces réformistes et à la grande résistance du prolétariat aux
attaques de la bourgeoisie.
Pour reprendre les termes de la question posée, cela « apportait-il réellement les
conditions objectives pour le développement de la lutte armée révolutionnaire » ? Oui, nous en restons persuadés,
mais qu’il soit très bien compris que nous parlons dans ce cas d’une pratique
armée dont l’objet n’est pas de monter directement à l’assaut du pouvoir mais
bien d’élever la conscience politique du prolétariat, de faire vivre le projet
communiste et de crédibiliser la stratégie révolutionnaire, de répandre les
thèses marxistes-léninistes parmi les avant-gardes combatives, d’entreprendre
le processus d’unification et de construction partitiste,
etc., bref d’une lutte armée révolutionnaire se
définissant essentiellement comme propagande armée.
15.
Pouvez-vous développer plus amplement la distinction
entre contradiction à caractère réformiste et contradiction à caractère
révolutionnaire, distinction à laquelle vous semblez tenir ?
Nous ne tenons à cette distinction que dans la mesure où
elle nous paraît réelle, utile pour le travail d’analyse. Ni plus ni moins. Il
s’agit de distinguer deux catégories de contradictions, selon qu’elles puissent
être résolues dans le cadre du capitalisme ou que leur résolution exige un
bouleversement révolutionnaire, selon qu’elles concernent une fraction sociale
seulement ou l’ensemble de la classe révolutionnaire, le prolétariat. Les
contradictions à caractère révolutionnaire ne s’expriment pas pour autant en
permanence de façon aiguë, mais elles restent indissociables du système
capitaliste, de ses cycles, de sa tendance obligatoire au développement. Nous
pensons que deux grandes contradictions à caractère révolutionnaire s’affirment
à notre époque dans l’Europe impérialiste : la contradiction opposant le
prolétariat au capitalisme en crise ( et donc à la bourgeoisie
et aux politiques gouvernementales anti-ouvrières ) et la contradiction opposant tout
le peuple à la tendance à la guerre impérialiste ( et donc aux menées des grandes
puissances et aux pactes militaires impérialistes ). Et de fait, toute l’action de
notre organisation en 1984/1985 s’est déployée sur ces deux espaces de lutte.
Croire qu’un espace de lutte en vaut un autre — et que la
seule chose qui compte est la ligne politique qu’on y défend ou la radicalité
qu’on y apporte — est une erreur subjectiviste. Bien sûr, il est vrai que le
seul fait de placer son action sur le terrain d’une contradiction à caractère
révolutionnaire ne constitue pas nécessairement une démarche révolutionnaire : il suffit de passer en revue les
politiques trade-unionistes et pacifistes dominantes aujourd’hui dans le cadre
des luttes anti-austérité et anti-guerre pour le constater. Et il est vrai que
les révolutionnaires peuvent également s’engager à l’occasion avec des
résultats tactiques positifs dans le contexte de contradictions à caractère
réformiste. Mais, à terme, seules les contradictions à caractère
révolutionnaire sont centrales ( stratégiques ) pour les communistes, car les
réformistes et les réformes sont incapables d’y répondre à l’attente des masses
et que cette attente ne peut historiquement que gagner en importance. Les
contradictions à caractère réformiste ne peuvent retenir que l’intérêt tactique
des communistes, car dans ce cas les réformistes sont en mesure d’y proposer
des solutions véritables et d’un accès bien plus aisé que la voie
révolutionnaire.
16.
Pouvez-vous développer plus amplement le concept de
centralité ouvrière que vous défendez si fréquemment ? Ce concept n’est-il pas périmé aujourd’hui vu la
réduction permanente de la classe ouvrière depuis un demi-siècle ?
Nous pensons que la diminution de l’importance relative de
la classe ouvrière dans les pays impérialistes européens donne précisément une
dimension nouvelle à la centralité ouvrière dans le processus révolutionnaire
de ces pays. Mais avant d’examiner cette dimension nouvelle il convient de
réfléchir à cette notion de « réduction permanente » dont fait état la question posée.
Car à ce propos pas mal de sottises ont déjà été proférées.
Les faits et les chiffres tout d’abord. Au début du siècle
en Belgique, les travailleurs manuels représentaient 88 % de l’emploi salarié. En 1930 ce
taux était tombé à 80 % et en 1961 à 64 %. En 1975 il n’était plus que de
51,3 %. Certes,
à l’échelle mondiale la forte extension de la classe ouvrière dans les pays
dominés et nouvellement industrialisés compense très largement cette réduction
propre aux centres impérialistes. Tandis qu’en dix ans la part de la population
active employée dans l’industrie chutait de 42 à 29,1 % en Belgique, elle croissait de
21,8 à 33,8 %
en Corée du Sud. Ou encore, si elle baissait dans le même temps de 34,4 % à 26,9 % aux USA, elle augmentait de 6,4 à
21,1 % en
Chine. Ces tendances opposées sont d’ailleurs partiellement liées dans la
mesure où elles reflètent notamment le transfert de secteurs entiers de
l’activité industrielle des centres vers les pays à main-d’œuvre bon marché ( on peut citer l’exemple de
l’effondrement de l’emploi, en France et en Belgique, dans le secteur du
textile et de la confection, qu’il faut situer en parallèle de la pleine
extension de ce secteur en Asie ou dans le Maghreb : l’industrie textile marocaine
emploie déjà 180.000 salariés et prévoit que cet effectif passera à 400.000 en
2003/2004 si son rythme de croissance se maintient ; en France 15.000 emplois sont
perdus chaque année dans le même secteur ). Mais quoi qu’il en soit la
diminution de l’importance de la classe ouvrière dans les centres impérialistes
est un phénomène objectif dont les révolutionnaires communistes doivent tenir
compte dans leurs analyses.
Un autre aspect de la question doit aussi être abordé. En ce
qui concerne la situation propre de nos pays, on aurait tort de considérer la
diminution de l’importance de la classe ouvrière indépendamment de
l’élargissement du prolétariat dans son ensemble. Si d’un côté la part de
l’emploi industriel diminue dans l’emploi salarié en général, d’un autre côté
l’emploi salarié en général connaît une extension constante. Le tableau I
illustre clairement cette tendance. Le total général de la population active
indique une augmentation de 13 % entre 1961 et 1981 ; elle passe de 3.512.463 à
3.971.843 unités. Durant la même période le prolétariat dans son ensemble ( sous-total no 2 ) connaît une augmentation de 14,8 % ; il passe de 2.848.600 à 3.040.274
unités. Remarquons donc que cette augmentation particulière est supérieure à
l’augmentation moyenne de la population active. Toujours dans le même temps, la
bourgeoisie et petite bourgeoisie ( sous-total n° 1 ) connaissait une hausse de 7,8 % ; elle passait de 820.353 à 884.129
unités. Remarquons maintenant que cette augmentation particulière est nettement
inférieure à l’augmentation moyenne de la population active.
Le défaut du tableau 1 est qu’il rend assez mal la réduction
de la part de l’emploi ouvrier industriel dans le volume de l’emploi salarié en
général. Il est vrai que cette réduction — tendance permanente — s’est surtout
concentrée lors de la crise de 1980-1982. Le tableau 2 est explicite à cet
égard.
Tableau
1
Situation sociale |
1947 |
1961 |
1970 |
1977 |
1981 |
Bourgeoisie et |
|
||||
Patrons et |
769.910 |
685.097 |
585.460 |
544.960 |
513.794 |
Employés et |
( 1 ) |
135.256 |
279.227 |
315.281 |
370.335 |
Sous total n° 1 |
- |
820.353 |
864.734 |
860.241 |
884.129 |
Prolétariat |
|
||||
Autres employés |
( 2 ) |
790.883 |
941.159 |
1.115.514 |
673.625 * |
Ouvriers |
1.354.369 |
1.596.985 |
1.605.892 |
1.500.977 |
1.857.618 * |
Aidants |
134.075 |
163.180 |
117.570 |
86.987 |
84.815 |
Chômeurs |
75.974 |
97.552 |
80.268 |
219.789 |
424.216 |
Sous total n° 2 |
- |
2.648.600 |
2.744.889 |
2.923.267 |
3.040.274 |
+ Miliciens |
24.957 |
39.193 |
32.991 |
30.306 |
28.557 |
+ Statuts inconnus |
- |
4.317 |
15.201 |
3.527 |
18.883 |
Total général |
3.505.984 |
3.512.463 |
3.637.818 |
3.817.292 |
3.971.843 |
( 1 ) + ( 2 ) = 664.453
* Statistiques établies sur d’autres bases ;
pour comparaison il faut totaliser 1.115.514 + 1.500.977 en 1977 et 673.625 +
1.857.618 en 1981, soit 2.616.481 pour 1977 et 2.531.243 pour 1981 ( Source : « L’Economie Belge » )
Tableau
2
(Source :
ONSS)
( Tous secteurs d’activités ) |
1974 |
1985 |
Pertes et gains |
En % |
Ouvriers |
1.603.700 |
1.208.500 |
- 395.200 |
- 24,6 |
Employés |
1.415.300 |
1.639.600 |
+ 224.600 |
+ 15,8 |
Total |
3.019.000 |
2.848.100 |
- 170.000 |
- 5,7 |
( Note : si ce tableau semble indiquer une
baisse absolue du nombre de prolétaires, cela tient au fait qu’il n’intègre pas
le demi million de chômeurs de l’époque, 546.000 exactement en 1984. )
Nous sommes donc confrontés à une double tendance. D’un côté
le prolétariat — c’est-à-dire la classe des travailleurs contraints pour vivre
de vendre leur force de travail dans le cadre du salariat capitaliste — est en
pleine expansion. D’un autre côté la classe ouvrière — à savoir la fraction
prolétarienne rassemblant les travailleurs productifs et industriels — est en
diminution essentiellement relative et accessoirement absolue. Et dans la
mesure où à l’origine le prolétariat correspondait quasi exclusivement à la
classe ouvrière ( ce qui permettait à Engels d’écrire dans les
Principes du Communisme : « Le prolétariat, ou la classe des ouvriers, est, en un mot,
la classe laborieuse de l’époque actuelle » ), nous pouvons résumer le problème
qui nous occupe en disant que le prolétariat a perdu en homogénéité ce qu’il a
gagné en étendue.
Cette nouvelle situation résulte de plusieurs phénomènes. En
premier lieu par ordre d’importance, il y a l’absorption par les grandes
sociétés capitalistes de nombreuses activités économiques autrefois assumées
par la petite bourgeoisie indépendante, artisanale, commerçante ou
intellectuelle. À vrai dire il n’est plus un seul secteur de leur activité
traditionnelle d’où les petits-bourgeois indépendants ne soient impitoyablement
chassés par des sociétés capitalistes. L’exemple du secteur de la distribution
est des plus flagrants, mais en fait l’ensemble du domaine des services est
frappé de la même manière : une constellation d’indépendants cèdent le terrain à
quelques grands groupes employant exclusivement le travail salarié. Le
phénomène s’étend également aux professions libérales — pourtant jusqu’il n’y a
pas longtemps fief absolu de la petite-bourgeoisie.
Citons par exemple des juristes salariés dans des bureaux d’avocats, des
chercheurs embauchés par les laboratoires des trusts, des médecins travaillant
pour des hôpitaux, etc. Partout donc le
salariat étend sa loi. Il importe aussi de souligner une manifestation
particulière du phénomène, dont les statistiques concernant l’augmentation de
l’emploi salarié sont incapables de rendre compte. Il s’agit de toutes les
sortes de dépendance qui lient de plus en plus étroitement des éléments
formellement indépendants aux groupes capitalistes et qui induisent une quasi prolétarisation des premiers. C’est le cas pour
ces agriculteurs ou éleveurs toujours formellement propriétaires de leurs
exploitations mais avant tout asservis aux grands groupes financiers ( auprès desquels ils sont endettés
jusqu’au cou, ils ont dû hypothéquer leurs terres et leurs biens ; en Belgique, dans l’agriculture,
les capitaux empruntés ont plus que triplé au cours des dix dernières années
alors que les fonds propres n’ont augmenté que de 64 % ; le rapport entre les deux,
exprimant le degré d’indépendance du secteur vis-à-vis du capital financier,
est ainsi tombé de 81 à 70 % ) et aux groupes de l’agro-alimentaire ( qui fixent d’autorité la nature et
le volume des productions, en contrôlent la commercialisation, imposent des
méthodes professionnelles, etc. ) ... Quand il n’est pas question de
conglomérats uniques s’étendant de la finance à l’agro-business ! C’est également le cas pour ces
détaillants qui formellement indépendants et parfois propriétaires de leurs
installations commerciales sont entièrement asservis à des grands groupes de
production ou de distribution via le système de franchise. Finalement ce sont
ces groupes qui choisissent et fournissent les marchandises, en assurent la
promotion, fixent les marges bénéficiaires, etc.
Autre phénomène à l’origine de la formidable expansion du
prolétariat au-delà de l’usine et de la mine, le développement de la
bureaucratie impérialiste. Bureaucratie de l’État
bien sûr mais aussi et surtout bureaucratie envahissante du grand capital.
Certes des concentrations économiques de plus en plus vastes exigent des
structures de gestion, communication, coordination et contrôle en rapport, mais
l’impérialisme pour sa part multiplie avant tout des secteurs parasitaires.
Citons les activités bancaires, de courtage, de finance, d’assurance ... Remarquons combien le commerce
international nécessite d’administration pour répondre aux formalités
douanières, aux opérations de change, aux spécificités des législations, etc. Rappelons l’infernale sophistication des
techniques commerciales qui se traduit en un investissement toujours plus
démesuré dans le factoring, le marketing, la publicité, etc.
Le poids de cette bureaucratie impérialiste se fait particulièrement sentir en
Belgique, dans la mesure où notre pays représente depuis longtemps une zone
privilégiée pour les quartiers généraux ou les centres de coordination des
sociétés multinationales, tout comme pour des institutions transnationales de
la bourgeoisie impérialiste — à commencer par la CEE.
La marginalisation de la petite-bourgeoisie
et la réduction constante de la paysannerie débouchent,
pour ainsi dire, sur un prolétariat toujours plus vaste face à une bourgeoisie
toujours plus dominante. La bipolarisation de la société capitaliste atteint en
Belgique des sommets inégalés ... qu’elle tend à dépasser encore. Concrètement, tout le
discours dominant exaltant les vertus des petits et moyens entrepreneurs
recouvre une réalité de plus en plus accablante pour la petite bourgeoisie. Les
petits indépendants sont contraints à céder toujours plus de terrain, toujours
plus de parts du marché ; ils se retrouvent forcés à des conditions et des horaires
de travail démentiels pour des revenus en chute libre ; ils doivent faire face à la
concurrence de plus en plus sauvage des « nouveaux entrepreneurs » qui, désespérant de trouver un
emploi décent, louent leur va-tout ( c’est-à-dire engagent leurs
économies ou héritages, s’endettent, sacrifient leur droit à la sécurité
sociale, etc. ) en se jetant dans des petits
métiers ingrats, peu lucratifs quand pas avilissants. Certes ces « nouveaux battants » gonflent un temps les effectifs de
la petite bourgeoisie indépendante mais, fondamentalement, ils la fragilisent
et la déstabilisent. Les économistes bourgeois qui se complaisent à voir dans
ce gonflement d’effectifs une issue à la crise de l’emploi confondent ce qui
est un symptôme de cette crise avec l’illusoire remède à celle-ci, qu’ils
attendent en vain. La bipolarisation de classe croissante et le remodelage du
prolétariat qui en découle influence bien évidemment le domaine de la lutte des
classes. Et c’est à ce niveau qu’apparaît la dimension actuelle de la
centralité ouvrière.
Rares ont été les pays et les époques où le Parti du
prolétariat, tout en conservant ses objectifs historiques, en suivant sa ligne
propre et en défendant ses intérêts spécifiques, n’ait pas dû passer alliance ( ou
tout au moins essayer ) avec la paysannerie ou la petite bourgeoisie — voire même
avec la bourgeoisie nationale. C’était inévitable quand il s’agissait de lutter
contre un régime féodal ou semi-féodal, contre la
colonisation ou l’oppression impérialiste étrangère, tant que le prolétariat
restait extrêmement minoritaire par rapport à la paysannerie, etc. Aujourd’hui encore l’alliance entre le
prolétariat et la paysannerie semble incontournable dans la plupart des pays
dominés et, dans certains cas, il conviendrait même de l’étendre à la petite-bourgeoisie ( ou du moins des secteurs
particuliers de celle-ci ). Cela s’explique naturellement par le fait que le
prolétariat dans ces pays dominés doit encore franchir des étapes historiques
dépassées depuis longtemps dans les pays dominants de la chaîne impérialiste ( indépendance nationale,
démocratisation, etc. ).
Car chez nous aussi, au siècle passé comme au début de
celui-ci, le prolétariat a dû passer alliance avec la petite bourgeoisie ( et
dans une moindre mesure, la paysannerie ) pour arracher à la bourgeoisie les
réformes démocratiques qui lui permettaient d’élargir sa lutte. Précisons à cet
égard que la perversion de cette lutte par les réformistes de la
social-démocratie ( qui troquant la finalité contre les moyens ont
substitué une réforme relative de la société bourgeoise à la marche
révolutionnaire vers le socialisme ) ne remet pas en cause la
correction intrinsèque de la lutte historique pour la démocratie.
Il importait que le Parti du prolétariat détienne la
direction de ces alliances de classe, y préserve son autonomie et conserve ses
objectifs propres. Cela s’est parfois réalisé, grâce au fait que le prolétariat
a toujours été supérieurement organisé par rapport à la petite bourgeoisie ou à
la paysannerie ( un actif auquel les communistes sont loin d’être
étrangers )
et qu’il dispose au travers du Marxisme-Léninisme
d’une arme théorique lui permettant de comprendre les tendances historiques
fondamentales et les intérêts respectifs des classes en présence — et donc
d’élaborer une politique précise et adéquate. De surcroît, porté par des
objectifs historiques bien plus vastes et puissants que ceux des classes avec
lesquelles il pouvait passer ponctuellement alliance, le prolétariat a toujours
occupé une place d’avant-garde dans les luttes pour des étapes historiques
intermédiaires ( démocratie,
indépendance nationale, etc. ).
Aujourd’hui dans les pays impérialistes européens il ne peut
être question d’alliances de classe comme il y a un siècle ou comme il doit
encore en être établies dans les pays dominés. Cela pour deux raisons.
Premièrement les classes avec lesquelles le prolétariat pouvait s’allier ont
objectivement perdu leur ancienne importance — souvent déterminante.
Deuxièmement le stade atteint ici par le développement du mode de production
capitaliste ( et notamment la prolétarisation de l’immense
majorité de la population active ) ne fixe plus aucun objectif préalable à la révolution
prolétarienne. Ces deux données sont étroitement liées du fait que le
développement capitaliste lui-même élimine progressivement et inexorablement ce
qui n’est ni prolétaire ni bourgeois et en même temps crée des conditions
objectives toujours plus propices à l’édification socialiste. Le ralliement
d’éléments issus de la petite bourgeoisie ou de la paysannerie à la révolution
prolétarienne reste bien entendu possible, souhaitable ... et inévitable, mais de tels
ralliements — aussi nombreux qu’ils pourraient être — relèvent de l’initiative
individuelle et non d’une démarche de classe en tant que telle. Ces ralliements
s’inscrivent au service des seuls intérêts prolétariens et dans la perspective
d’une révolution prolétarienne ayant pour objectif la dictature du prolétariat.
Qu’advient-il alors dans ce contexte de l’important concept
politique et stratégique de la « centralité ouvrière » ? La tendance révélée par l’analyse
des classes, qui veut que le prolétariat ait perdu en homogénéité ce qu’il a
gagné en étendue, constitue le cadre de la solution. La centralité de la classe
ouvrière ne s’exerce plus vis-à-vis des classes laborieuses non prolétariennes ( comme
c’était le cas quand « prolétariat » et « classe ouvrière » se confondaient face aux classes
intermédiaires ),
elle s’applique au sein même du prolétariat vis-à-vis des secteurs
prolétariens non ouvriers.
Cette centralité est motivée pour diverses raisons. Le fait
que la classe ouvrière a systématiquement constitué, dès son apparition et sans
discontinuité jusqu’à nos jours, le noyau dur des luttes populaires et
prolétariennes ne procède en rien du hasard.
La classe ouvrière bénéficie de très hautes traditions de
lutte, d’organisation ( en 1981, 96,2 % des ouvriers belges étaient syndiqués, soit un taux
nettement supérieur à celui des employés ), de solidarité, d’esprit de
sacrifice, de politisation et de détermination qui font défaut aux autres
fractions du prolétariat et spécialement à celles ayant assimilé des groupes
sociaux récemment prolétarisés et/ou qui ne sont pas encore passés par le
creuset de la lutte des classes ( ou même pire, dont les
manifestations antérieures de cet affrontement les voyaient ralliés au camp
bourgeois ).
Dans bien des cas les couches nouvellement prolétarisées restent encore
attachées au bagage idéologique de leur ancienne condition, sont plus
vulnérables aux manipulations du discours dominant et adoptent en conséquence
des attitudes en retrait de la combativité ouvrière ( ou
parfois carrément des comportements de jaunes ) lors des grandes épreuves de la
lutte des classes. Bien entendu cette donnée tend à évoluer et dans des régions
qui sont traditionnellement des bastions ouvriers, on peut voir des groupes
prolétariens non ouvriers s’engager sur des positions prolétariennes très
offensives ( citons par exemple les luttes du personnel communal
liégeois lors des grandes grèves de 1983 ).
Mais, plus fondamentalement, la centralité ouvrière au sein
du prolétariat s’impose du fait que le degré de contradiction opposant le
prolétariat ouvrier au mode de production capitaliste et à la bourgeoisie est
plus élevé que celui du prolétariat non ouvrier. Le prolétariat non ouvrier est
en contradiction avec le mode de production capitaliste parce qu’il se trouve
lésé des richesses créées par le travail social ( richesses
que s’approprie la bourgeoisie ) en même temps qu’il fait l’expérience à travers
l’austérité, le chômage, les grandes orientations de société, etc., de la nocivité du capitalisme devenu un obstacle au
libre développement des forces productives, au progrès social, culturel, etc. Le prolétariat ouvrier vit lui aussi tous ces
éléments de contradiction, mais d’une façon bien plus aiguë : c’est lui qui est le créateur des
richesses sociales que s’accapare la bourgeoisie pour leur donner tantôt le
caractère de capital additionnel, tantôt le caractère de revenu. Ce facteur ne
doit pas être sous-estimé. Si le prolétariat dans son ensemble est frustré de
la richesse qui naît du travail social ( les
prolétaires n’ont comme revenu que le produit de la vente de leur force de
travail ),
la classe ouvrière pour sa part est directement volée de cette richesse. Il
n’est certes pas de frontière tranchée entre prolétariat ouvrier et prolétariat
non ouvrier — les intérêts de classe sont fondamentalement indivisibles —, mais
ces deux catégories n’en existent pas moins et cela doit être pris en
considération dans l’analyse politique. L’expérience enseigne d’ailleurs que
les travailleurs sont d’autant plus déterminés dans la lutte des classes qu’ils
sont proches économiquement et/ou historiquement de la classe ouvrière.
Ce n’est pas tout de dire que la classe ouvrière détient de
hautes traditions de lutte et connaît un degré d’antagonisme élevé envers le
système capitaliste. Il faut ajouter que la classe ouvrière ( à
laquelle il convient d’associer pour l’occasion une majorité des travailleurs
des services publics ) est objectivement bien plus étroitement liée au projet
socialiste que ne le sont les fractions non ouvrières du prolétariat. Car la
classe ouvrière œuvre déjà dans le cadre d’une production collective et
industrielle, son travail est donc déjà socialisé — à la différence de ses
fruits. L’appropriation des moyens de production par les travailleurs et pour
les travailleurs est un projet libérateur d’autant plus accessible pour la
classe ouvrière que personne n’est mieux placé pour se rendre compte qu’il suffit pour cela de se saisir du pouvoir
politique. On comprend aisément que des prolétaires effectuant un travail
socialement absurde et stérile, dans le cadre d’un quelconque service financier
ou marchand de la bourgeoisie impérialiste, éprouvent
plus de difficultés à ce sujet.
Pour toutes les raisons que nous venons d’évoquer, la thèse
de la centralité ouvrière dans la lutte prolétarienne pour la révolution
socialiste doit rester au premier plan dans la réflexion des communistes. En
valorisant cette thèse, le mouvement révolutionnaire communiste guidera
correctement le mouvement prolétarien vers les formidables potentialités
offertes par le stade de développement des forces productives et par la bipolarisation
toujours plus achevée de la société en deux classes antagoniques. À notre avis,
ces éléments révèlent aussi combien les centres impérialistes — telle l’Europe
occidentale par exemple — constituent à notre époque des espaces où
l’édification socialiste pourra aller infiniment plus vite, plus loin et plus
sûrement que ce ne fut jamais le cas dans le passé. À la condition expresse
qu’un cap rigoureusement prolétarien soit maintenu — suivant les enseignements
du Marxisme-Léninisme — et en sachant que la classe
ouvrière, guidée par son Parti, est la mieux, la seule habilitée à maintenir ce
cap historique.
[ L’essentiel de cette réponse a été repris dans
le document « Prolétariat
et classe ouvrière »
( janvier
1993 ) offert
par les auteurs à la revue italienne Rapporti Sociali dans le cadre du travail d’analyse « Analyse des classes dans lesquelles
est divisée la société bourgeoise » ( Note placée dans l’édition ) ].
17.
L’effritement de la classe ouvrière, l’isolement
d’unités de production de plus en plus spécialisées et la parcellisation des
luttes, n’est-ce pas là toute une série de facteurs concrets allant à
l’encontre d’un projet unificateur de lutte ?
Cette question peut être comprise de deux façons. La
première remettrait en cause le bien-fondé d’une politique de classe
centralisatrice et totalisante en fonction des facteurs énumérés. La seconde ne
remettrait pas en cause le bien-fondé de telle politique mais soulignerait la
multiplication et la transformation des problèmes tactiques qu’elle doit résoudre.
Nous pensons que les caractéristiques de l’évolution de l’organisation socio-productive, au contraire même d’infirmer la
possibilité et la nécessité d’une politique de classe centralisatrice et
totalisante, les renforcent toujours plus. Cependant nous ne nions pas qu’elle doit faire face à de nouvelles données.
En répondant à la question précédente nous avons traité de
l’« effritement » de la classe, nous avons démontré
l’ambiguïté de cette conception et avons conclu en précisant que les mutations
survenues dans la composition du prolétariat ( augmentation
de la part des travailleurs non productifs, etc. ) induisent précisément l’exigence
d’une nouvelle qualité de centralisme. Inutile donc de revenir ici sur cet
aspect des choses. Quant à l’isolement d’unités de production sans cesse plus
spécialisées, cela nous semble un facteur très largement surestimé, du moins si
on le comprend au niveau géographique. Bien sûr la bourgeoisie sait tirer des
leçons des attaques qu’elle subit ( elle ne finance pas pour rien
des instituts de sociologie ! ), elle a compris tout le danger des grandes concentrations
industrielles « à
la Poutilov » et est tentée de démanteler ce qui
a trop vite tendance à devenir des bastions de la classe ouvrière. Toutefois,
ici comme ailleurs, l’important n’est pas tant ce que souhaitent les bourgeois
mais ce que leur impose le mode de production capitaliste. Les velléités
d’isolement et de dispersion des unités de production ne résistent pas devant
la rationalité économique du regroupement des différents postes et secteurs de
fabrication, devant la supériorité de la grande production sur la petite.
Le seul « isolement » des unités de production qui connaisse un réel
développement n’est pas géographique mais se situe dans le domaine de la gestion : chaque maillon de la chaîne de
fabrication fait désormais l’objet d’une approche spécifique, d’une gestion
différenciée, ce qui permet de discerner les « centres de profit » des postes où les capitalistes
perdent de l’argent ( ou en gagnent moins ) et d’intervenir de façon modulée à
chaque endroit. Auparavant, une vision globale et unique de la gestion
mélangeait indistinctement maillons faibles et maillons forts du processus
d’exploitation. Il est indiscutable que les choses ont changé aujourd’hui. Mais
les nouvelles techniques de gestion n’impliquent pas un démantèlement physique
des concentrations ouvrières.
On pourrait dire que ce genre d’innovations, venues en
droite ligne du Japon, induisent de nouvelles
fractures non pas objectives mais subjectives parmi les travailleurs d’une
entreprise. Précédemment les travailleurs apparaissaient soit comme une
constellation de travailleurs individuels soit comme une figure collective, à
présent ils apparaissent de plus en plus souvent comme petits groupes définis
selon les postes de travail, les ateliers, etc., face
aux capitalistes. Ils s’en retrouvent, en tant qu’anneaux isolés dans le
processus de production, voués à une exploitation accrue. Mais telle
différenciation en vigueur aujourd’hui n’est certainement pas pire que celle
qui voit chaque travailleur faire individuellement l’objet d’une pression ! Or, cette différenciation « personnalisée » existe depuis que la classe
existe, les ouvriers ayant toujours eu dans le dos un garde-chiourme appelé
contremaître, porion, etc., chargé de les discipliner
sous peine de sanctions individuelles ... et cette différenciation n’a
jamais empêché la conscience de classe de se forger.
D’ailleurs, pour être complet, il faut encore souligner un
aspect du problème. Certes les nouvelles techniques de gestion, de management stimulées par la concurrence
et incontournables pour les capitalistes vont toutes dans le sens d’un
renforcement de l’exploitation, mais elles n’en désarment pas pour autant la
classe ouvrière. Que du contraire ! Pour exemple, la technique de
production à ligne tendue, just in time, qui
exclut tout stockage à quelque niveau du processus de fabrication et repose sur
les principes de « qualité
totale » et
flexibilité permettant de fournir dans des délais très brefs le volume exact de
marchandise demandé par la clientèle ... et qui est particulièrement
vulnérable à la traditionnelle « grève bouchon ». Rappelons-nous comment il y a quelques années la grève à
l’atelier de carrosserie chez Peugeot SA en France a paralysé l’ensemble de la
production ( et mis en difficulté le PDG Calvet, fervent adepte
de tout ce qui vient du Japon ). Plus récemment, sur une plus grande échelle, on peut
mentionner les grosses difficultés du projet « Saturn » par lequel General
Motors comptait sortir du taylorisme et du fordisme
pour adopter de nouvelles techniques de gestion et de production. La grève dans
une usine de l’Ohio démunie de stock a provoqué durant des semaines la
fermeture pour manque de pièces détachées de quinze autres usines en août 1992 ... L’évolution de l’organisation socio-productive ne handicape donc pas systématiquement le
prolétariat en ce qui concerne l’organisation de la lutte de classe, même si
elle va toujours dans le sens d’un renforcement de l’exploitation. Et
finalement la bourgeoisie, qui n’a plus la moindre confiance dans ses chimères « post-industrielles », s’en tient toujours aux méthodes
éprouvées de contrôle social, à commencer par la domestication des syndicats.
Voyons maintenant le problème de la parcellisation des
luttes. Telle qu’elle est évoquée dans la question, cette parcellisation
apparaît seulement comme un obstacle sur le chemin d’une politique de classe
centralisatrice et totalisante. Elle est cet obstacle, c’est indiscutable, mais
elle n’est pas que cela et il importe d’envisager le problème dans son
intégralité. La parcellisation des luttes est autant un obstacle sur le chemin
d’une politique de classe que l’expression de l’absence de telle politique, que
le fruit de l’hégémonie des politiques et structures corporatistes. Dans ce
sens, l’actuelle parcellisation des luttes n’a aucune qualité nouvelle qui la
différencierait véritablement du passé, des époques où elle correspondait à la
faiblesse du mouvement prolétarien. Certes des développements de l’organisation
socio-productive favorisent aujourd’hui la
parcellisation ( ainsi l’isolement en petits groupes, par postes ou
ateliers des travailleurs d’une même entreprise face aux capitalistes ), mais il n’y a là rien de
fondamentalement déterminant car ce facteur n’est qu’un élément parmi beaucoup
d’autres, dont l’ensemble constitue la trame complexe des rapports entre les
classes dans le cadre du capitalisme. Par exemple, l’isolement grandissant que
nous venons d’évoquer est contrebalancé par la tendance générale à la
concentration ( dont chaque jour apporte confirmation, citons
seulement la fermeture de la petite fabrique de cigarettes BAT à Bruxelles : appartenant au groupe Reynolds,
elle a vu sa production transférée dans une nouvelle usine géante du groupe, à
Trêves en RFA ).
D’un autre côté — et ceci modifie cela à l’échelle des pays ouest-européens —
on trouve le fait que les nouvelles grandes concentrations industrielles sont
le plus souvent implantées dans des pays dominés ( où les
salaires sont très bas ) où sont transférés des pans entiers de la production
industrielle des puissances impérialistes ( sidérurgie, chantiers navals,
textile, chimie lourde, verre, etc. ). En bref, au contraire d’être
propice à une « parcellisation
des luttes »,
la réalité de l’organisation socio-productive
confirme chaque jour la tendance révélée par Marx, selon laquelle la grande
production chasse la petite, le grand capital le petit. Mais à l’échelle des
centres impérialistes cette tendance est déformée par des facteurs qui, dans
une bien moindre mesure qu’il peut y paraître au premier abord, expliquent la
parcellisation des luttes.
La conjoncture économique générale est un facteur qui
détermine fortement la parcellisation des luttes. Nous avons déjà parlé de l’échec
de la grande grève de 1983 et du fait qu’il sonna le glas des grands mouvements
grévistes intersectoriels. Au cours des années suivantes les luttes furent de
plus en plus rares et ardues, elles ne mobilisaient que de petites fractions de
la classe, des travailleurs mobilisés par entreprise et directement menacés
dans leur emploi. Ensuite une amélioration de la conjoncture a permis à
plusieurs secteurs de se retrouver provisoirement bénéficiaires et aux finances
publiques de réduire leur déficit ( qui, rappelons-le, avait
atteint 13 %
du PNB en 1982, soit 556 milliards ! ). Ces améliorations ont conduit des
travailleurs à revendiquer la récupération d’une part du terrain cédé aux pires
heures de la crise de 1980-1982 et des luttes partielles sont apparues à cette
fin. Citons entre autres les mouvements de lutte à Cockerill-Sambre
peu avant la dernière réactivation de la crise de la sidérurgie ou, dans la
fonction publique, les mouvements des conducteurs à la SNCB, celui des
enseignants, etc. Cette fois la parcellisation
des luttes s’explique, outre par la volonté des syndicats corporatistes, par la
fragilité de la reprise ( elle n’est déjà plus qu’un
souvenir )
et par le fait que ni tous les secteurs ni toutes les entreprises n’en ont
bénéficié aussi nettement que, par exemple, la sidérurgie en 1990 quand Cockerill-Sambre engrangeait un bénéfice net de 12,6
milliards.
La volonté et l’emprise des syndicats corporatistes jouent
évidemment un grand rôle dans la parcellisation des luttes. Toute pétrie de
réformisme et de trade-unionisme, l’influence des syndicats corporatistes opère
en se combinant aux divisions en place ( entre
entreprises, entre « bassins », entre nationalités, sexes et âges des travailleurs, entre
professions, entre ouvriers, employés et chômeurs, etc. ). Mais à ce niveau non plus il n’y
a rien qui différencie qualitativement la situation présente des situations
passées, qui établirait qu’une politique de classe totalisante et
centralisatrice soit devenue impossible aujourd’hui : le trade-unionisme et le
réformisme ont de tout temps exercé leur activité dissolvante dans la classe et
cette dernière a toujours été traversée par des divisions particulières.
Le problème ne se pose cependant pas qu’en terme de
possibilité, mais aussi de nécessité. La question
principale est de savoir si l’organisation et le succès du processus
révolutionnaire prolétarien imposent une politique de classe centralisatrice et
totalisante — et donc à terme un Parti de classe — ou s’ils peuvent se passer
de l’une comme de l’autre. Pour nous marxistes-léninistes la réponse est
indiscutable :
politique centralisatrice / totalisante
et Parti de classe sont essentiels, obligatoires. Nous allons en dire quelques
mots.
On peut à la rigueur faire l’économie d’une démarche centralisatrice
et totalisante quand il s’agit seulement d’exprimer tel rejet partiel du
régime, telle lutte particulière à tel moment et dans tel secteur, c’est le
propre de toutes les luttes spontanées, réformistes, corporatistes, dont
certaines peuvent même à l’occasion adopter des formes violentes, radicales.
Mais pour les communistes et les prolétaires conscients l’objectif est autre : la révolution signifie la
résolution historique de la contradiction entre les classes par un changement
de mode de production et de rapports sociaux et elle requiert l’action d’une
organisation unique, de l’organisation de classe.
Le Parti est l’expression organisationnelle du degré le plus
haut de la conscience de classe. Sa praxis politique est la plus puissante
parce que la plus cohérente et totalisante de la classe. Mais le Parti
n’acquiert pas ces caractères en compilant, même de façon soignée et
exhaustive, les spécificités et aspirations propres à toutes les fractions de
la classe. Au contraire, il y parvient en permettant à ces fractions de se
dépasser en son sein, de se sublimer en une qualité nouvelle : la politique de classe, unique et
centralisée. Le Parti est l’instrument dont se dote l’avant-garde du
prolétariat pour synthétiser sa conscience de classe à la lumière du Marxisme-Léninisme, pour la traduire dans la réalité en
éduquant et organisant toujours plus de prolétaires dans la lutte pour les
intérêts historiques de l’ensemble de la classe — à commencer par la prise du
pouvoir ( dictature du prolétariat ) et la collectivisation des moyens
de production. Le prolétariat ne dispose donc que d’une seule ligne politique
comme guide juste :
la ligne de Parti. Ligne dont l’élaboration et l’application exigent la
démocratie, le centralisme et la discipline.
Après l’évocation de la qualité politique propre au Parti de
classe ( ou
à l’Organisation pour la construction de celui-ci ... ou, de façon plus embryonnaire
encore, aux Cellules pour la construction de cette organisation ), on peut facilement en exposer
toute l’importance. La lutte pour la révolution nous imposera un combat de
longue haleine contre la bourgeoisie et son État, confrontation au cours de
laquelle ces ennemis engageront graduellement toutes leurs forces ( des démocratiques aux terroristes ) contre le prolétariat et en retour
de quoi, à son tour, le prolétariat développera toujours plus ses forces
communistes révolutionnaires ... Qui pourrait jamais croire que face à un ennemi unifié,
centralisé, hiérarchisé, puissamment armé, le prolétariat puisse vaincre s’il
monte à l’assaut dans le désordre le plus complet, à travers mille et une
attaques anarchiques, sans la moindre liaison stratégique, sans nulle direction
d’ensemble, sans aucune concertation politico-militaire ? Qui pourrait jamais croire que
face à l’État bourgeois qui concentre tradition
répressive, expérience du pouvoir, moyens logistiques et militaires énormes, etc., le prolétariat puisse un jour défendre durablement la
plus petite position conquise sans disposer de forces militantes capables de
capitaliser ses forces naturelles, de les valoriser au mieux, de les armer de
l’expérience de la lutte, etc. ? Celui qui défendrait pareilles
inepties serait soit un sot soit un traître et, dans les deux cas, un danger
public.
18.
Comment expliquez-vous la faiblesse de la conscience
de classe, l’abandon de la pensée marxiste dans le mouvement ouvrier,
l’essoufflement des luttes sociales et l’indigence des luttes politiques dans
le pays ?
Pour pouvoir parler stricto sensu d’« abandon » de la pensée marxiste dans le mouvement
ouvrier aujourd’hui en Belgique, il aurait fallu que par le passé cette pensée
y ait été réellement répandue. Or, nous savons que la faiblesse du mouvement
communiste — et donc à plus forte raison de la pensée marxiste puisque nous
savons aussi que ce dernier en a été au mieux un piètre défenseur — a jusqu’ici
été endémique. Même aux moments où le PCB parvint à développer considérablement
son influence ( comme
au lendemain de la grève des 210.000 mineurs borains en 1932, lorsque le Parti
tripla ses effectifs, comme après les grèves de 1936, après celle de 1960/1961,
ou plus encore après l’épreuve de la Résistance, quand le PCB atteint cent
mille membres, c’est-à-dire dix fois plus qu’avant-guerre ), on ne peut dire — sinon peut-être
dans certaines limites à l’occasion de la crise des années 30 — que cette
influence correspondit à et servit une réelle implantation de la pensée
marxiste dans le monde du Travail. Le Parti pouvait être reconnu comme le
défenseur le plus inflexible des intérêts ouvriers, mais dans la majorité des
cas cette reconnaissance n’impliquait pas une adhésion aux thèses
marxistes-léninistes.
Il est possible de parler d’une « faiblesse » de la conscience de classe pour
autant qu’on la distingue soigneusement de la combativité des masses — car les
grandes luttes sociales que nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer attestent
la combativité élevée du prolétariat belge. La conscience de classe, ce facteur
subjectif qui transforme le prolétariat de classe en soi ( telle que définie par l’économie politique ) en classe pour soi ( consciente de ses intérêts propres et de son rôle historique ), a jusqu’à présent connu dans
notre pays ces flux et reflux dont Marx a décrit si précisément le mécanisme : de fortes poussées entrecoupées de
passages à vide tantôt dus à des conditions de crise extrême qui renforcent la
concurrence entre prolétaires sur le marché du travail, tantôt dus à des
conditions de croissance économique qui encouragent des revendications et
mobilisations sectorielles, corporatistes. Le problème est que les
manifestations de conscience de classe surgies ici à l’occasion des grandes
luttes sociales du siècle n’ont jamais été valorisées, systématisées et
traduites en une politique de classe par une véritable avant-garde révolutionnaire.
Et la faute en revient non pas au prolétariat mais aux communistes qui n’ont
jamais rempli leur rôle d’avant-garde responsable du développement, de la
maturation et de la structuration de la conscience de classe, et a fortiori de
sa traduction en terme d’engagement révolutionnaire. Voilà à quoi il s’impose
de réfléchir !
L’« essoufflement des luttes sociales » au cours des périodes de crise est
un phénomène facilement compréhensible : nous avons déjà évoqué en quoi les
défaites accumulées par le prolétariat, principalement les grèves qui
aboutissent de plus en plus dans des impasses, devaient inévitablement rendre
les travailleurs circonspects à l’égard de pareils engagements. Cet « essoufflement » devient alors une réalité, comme
l’indique le tableau — déjà ancien, hélas — ci-dessous. Il recense les grèves
d’entreprises et précise leur répartition régionale. ( Source : Le Vif- L’Express,
mars 1986 )
Année |
Wallonie |
Flandre |
Bruxelles |
Total |
1976 |
209 ( 68 % ) |
74 ( 24 % ) |
24 ( 8 % ) |
308 |
1977 |
175 ( 66 % ) |
75 ( 28 % ) |
14 ( 6 % ) |
264 |
1978 |
283 ( 75 % ) |
80 ( 21 % ) |
16 ( 4 % ) |
379 |
1979 |
179 ( 60 % ) |
101 ( 35 % ) |
12 ( 4 % ) |
283 |
1980 |
176 ( 56 % ) |
133 ( 43 % ) |
7 ( 2 % ) |
316 |
1981 |
164 ( 65 % ) |
74 ( 29 % ) |
14 ( 6 % ) |
252 |
1982 |
106 ( 63 % ) |
48 ( 29 % ) |
13 ( 8 % ) |
167 |
1983 |
99 ( 76 % ) |
26 ( 20 % ) |
6 ( 4,6 % ) |
131 |
1984 |
75 ( 70 % ) |
29 ( 27 % ) |
3 ( 2,8 % ) |
107 |
On peut toutefois légitimement supposer qu’avec l’éphémère
croissance de la fin des années 1980, les conditions étant redevenues plus
propices à des luttes revendicatives dans les secteurs les moins touchés, le
nombre de grèves ait été un moment à la hausse. Mais ces luttes ont alors un
caractère différent de celles menées aux heures les plus noires de la récession : elles visent à regagner le terrain
perdu en terme de salaire, de pouvoir d’achat, etc.,
plutôt qu’à s’opposer, défensivement, avec autant de détermination que peu de
chance de succès, aux divers plans de restructuration, aux licenciements, etc. L’échec de la grande grève de septembre 1983
marque d’ailleurs à cet égard un tournant. Il est seulement permis de parler d’« essoufflement des luttes sociales » après cette grève, non pas parce
que les raisons de lutter auraient disparu ( au
contraire ! ), ni parce que la combativité
prolétarienne serait en elle-même émoussée, mais parce que les formes
classiques de lutte se révélaient stériles, impuissantes à briser le diktat
patronal et gouvernemental. Et c’est justement pour cette raison que les
communistes doivent être extrêmement vigilants à cette donnée que l’on peut
qualifier d’« essoufflement
des luttes »
en période de crise :
elle est l’occasion d’induire un saut qualitatif dans la lutte des classes, en
poussant les luttes prolétariennes à quitter le terrain délimité par le régime
et sa légalité et à gagner le terrain de la lutte contre eux. Car la lutte
contre le régime politique et le système économique — la lutte révolutionnaire
— est la seule alternative à la défaite et à la soumission en période de crise
aiguë, lorsque les échecs successifs des luttes menées selon les anciennes
méthodes et normes amènent à un apparent « essoufflement des luttes sociales ». De toute façon ce contexte ne
peut manquer de réapparaître et il convient donc de s’y préparer, sans mesurer
notre soutien aux prolétaires qui luttent pour des objectifs économiques, mais
en les instruisant des limites de leur action en période de crise du mode de
production capitaliste, et de l’entière inaptitude de cette action en période
de crise aiguë de surproduction.
L’indigence des luttes politiques dans le pays s’explique
précisément par l’absence d’une politique prolétarienne ... et la présence des forces
réformistes dans tous les domaines propices à une opposition véritable. Toute
la vie politique du pays est trustée par des forces bourgeoises et
petites-bourgeoises aux divergences par nature rares ou superficielles, ce qui
lui donne ce caractère consensuel étouffant, d’où est exclu tout affrontement
de fond sur tout problème de fond et dont la seule agitation tient dans des
pinaillages et des grenouillages de politicailleurs.
Le rejet passif de « la politique » qui se répand petit à petit au sein des masses — et de la
même façon dans plusieurs pays voisins — n’est pas négatif en soi dans la
mesure où il traduit une perception de la vacuité de la vie politicienne
bourgeoise ( et notamment parlementaire ), sans pour autant que ce rejet
signifie une démission devant les problèmes réellement politiques, comme en ont
témoigné les luttes populaires contre la guerre, contre l’austérité, etc. La grande question qui se pose à partir de là
est bien sûr d’imposer la voie révolutionnaire comme issue, comme dépassement
de ce rejet.
19.
Quelle est votre position par rapport à la lutte
syndicale en général, et par rapport au syndicalisme en Belgique en particulier ? Quelle doit être, selon vous, l’approche politique
et militante dans ce domaine ?
Notre position quant à la lutte syndicale en général repose
sur une rigoureuse distinction entre le syndicalisme compris comme moyen de
défense des intérêts immédiats des travailleurs et, d’autre part, l’option qui
prétend faire du syndicalisme l’alpha et l’oméga du progrès social, en
l’inscrivant dans le projet réformiste. Cette distinction est donc avant tout
politique. Des prolétaires peuvent lutter de la même manière et pour un même
objectif partiel ( salarial,
par exemple )
dans des perspectives radicalement différentes : les uns considérant que la
satisfaction de leur revendication constituera un petit pas de plus accompli
dans le sens d’une transformation progressive et progressiste de la société,
les autres jugeant qu’elle constituera seulement un acompte dans l’attente de
l’essentiel, à savoir le pouvoir politique et la propriété sociale des moyens
de production. Ces deux conceptions opposées reflètent dans leur domaine la
divergence entre le projet réformiste et le projet révolutionnaire. L’activité
syndicale constitue naturellement un espace de lutte politique et idéologique
entre ces deux projets.
À notre avis les révolutionnaires doivent pleinement
soutenir les luttes syndicales pour la défense des intérêts immédiats des
travailleurs, en s'engageant tant que faire se peut à leur côté. Mais ensuite,
indissociablement, ils doivent porter la bataille politique et idéologique dans
chaque lutte syndicale, en y défendant ouvertement le projet révolutionnaire
contre le projet réformiste, en y appuyant toutes les tendances favorables à
l’émergence ou au renforcement de la conscience de classe, de l’unité et de la
solidarité prolétariennes, de la rupture avec les normes politiques,
idéologiques, juridiques, etc. du régime bourgeois.
Pour nous, l’accomplissement correct de ce travail nécessite une approche
lucide et responsable du mouvement syndical en Belgique. La difficulté à ce
propos réside dans le fait que les deux grandes organisations syndicales, comme
toutes les autres d’ailleurs, sont irrémédiablement réformistes, corporatistes
et étrangères aux intérêts historiques du prolétariat, en même temps qu’elles
constituent — malgré leurs carences et compromissions — les seuls remparts
capables de protéger ( relativement ) la classe des exactions
patronales.
Nous rejetons comme droitiste la déviation qui consiste à
faire de l’entrisme dans la CSC ou la FGTB ( Car cela
revient à prendre place dans l’attelage de l’un ou l’autre char réformiste dont
l’appareil est conditionné depuis des décennies par le projet social-démocrate ). Nous rejetons comme gauchiste la
déviation qui consiste à déclarer une guerre à outrance aux organisations
syndicales, sur le mot d’ordre « Organisons-nous hors et contre les syndicats ! » ( car le
mouvement révolutionnaire est actuellement incapable de remplir l’insuffisante
mais néanmoins indispensable fonction de défense des intérêts immédiats les
plus vitaux des travailleurs — fonction que les syndicats trade-unionistes, par
obligation et nécessité, continuent d’assumer ).
C’est là un problème très complexe et délicat. Même
entièrement déterminées par le réformisme et la collaboration de classe, les
organisations syndicales en place représentent un garde-fou contre les
exactions patronales et les mesures gouvernementales les plus brutales, en même
temps qu’elles sont un agent de stabilité pour l’exploitation capitaliste dans
son ensemble. Cette dualité exige donc beaucoup de subtilité et de circonspection
et deux soucis doivent être gardés à l’esprit. D’abord, il faut éviter de
renforcer l’emprise idéologique et politique des grandes organisations
syndicales sur les masses. Les révolutionnaires communistes doivent mener une
lutte idéologique et politique ferme contre les orientations réformistes que la
FGTB et la CSC défendent et incarnent. Ensuite, il faut éviter d’exercer une
influence dissolvante sur les structures syndicales de base, parce qu’elles
sont indispensables à la défense des intérêts immédiats des travailleurs et que
le camp révolutionnaire, dans l’état actuel des choses, est incapable de mieux
protéger le monde du Travail.
Les communistes ont pour responsabilité de répandre au sein
du prolétariat la claire compréhension de la nature de la lutte syndicale et de
ses limites, des syndicats institutionnels et de leur rôle. Il existe
indiscutablement un vif ressentiment à l’égard des organisations syndicales
dans de nombreux secteurs d’avant-garde de la classe, mais ce ressentiment se
cristallise encore trop souvent sur des problèmes secondaires si pas
inexistants. Ainsi, par exemple, l’incapacité des organisations syndicales à
garantir les intérêts authentiques et globaux du monde du Travail ou à répondre
à la combativité des masses est généralement imputée à la corruption des
dirigeants, à la division du mouvement — à la difficulté de former des « fronts communs syndicaux », au caractère de syndicat jaune de
la CSC ( qui
souvent, il faut le reconnaître, se montre digne de la créature patronale et
cléricale dont elle est l’héritière directe, du syndicat anti-socialiste
gantois du coton fondé en 1886, « De vrije katoenbewer-kersbond » ), etc.
Or le fond du problème n’est pas là. Le fond du problème, ce sont les limites
inhérentes à la lutte économique qui, seule, ne pourra jamais assurer les
intérêts généraux et historiques du prolétariat. La corruption, la division,
les trahisons, le corporatisme, etc., du monde
syndical sont des maux bien réels, mais même épuré des traîtres et des
corrompus, uni et homogène, le mouvement syndical resterait toujours
structurellement incapable d’autre chose qu’une défense plus ou moins efficace ( selon
les périodes )
des intérêts immédiats du prolétariat, dans le cadre d’un système répondant
objectivement à l’intérêt général de la bourgeoisie et du capitalisme.
Les militants communistes doivent donc fournir un travail
constant d’agitation et de propagande pour démontrer aux prolétaires combatifs
légitimement déçus par l’action syndicale que la lutte économique et réformiste
s’inscrit par nature dans un cadre tel qu’elle ne peut en toute hypothèse
suffire à l’organisation et au triomphe du monde du Travail. La lutte
économique subordonnée à la lutte politique, le syndicat subordonné au Parti de
classe, telle est la clé du problème, telle est la base sur laquelle il
s’imposera de construire — ou plutôt : reconstruire — une opposition
syndicale révolutionnaire susceptible non seulement d’assurer les intérêts
immédiats des travailleurs ( tâche spécifique qui garde toute son importance et qu’il
n’est permis en aucune façon de négliger ), mais aussi surtout de contribuer
activement à la réalisation des intérêts généraux et historiques du
prolétariat.
20.
Ces dernières années en France, on a vu surgir des
mouvements de grève vastes et décidés, indépendants des structures syndicales
traditionnelles (cf. la grève de 1988 à la SNCF) ; en
Italie, les comités de base ont souvent débordé le syndicalisme officiel ; en
RFA sont apparus des « syndicalistes oppositionnels » ; etc.
Le même phénomène se développe-t-il en Belgique ?
Il est aussi apparu dans notre pays, principalement ces
dernières années, des initiatives de base qui sortaient des sentiers battus,
tant au niveau des formes d’organisation que des méthodes de lutte. Lors de la
grande grève des enseignants de 1990 on a vu surgir le « Front des Enseignants Unis », regroupement néo-corporatiste
particulièrement dynamique et encore actif aujourd’hui, et des démarches
similaires ont depuis lors émaillé les mouvements de lutte des cheminots. Mais
l’importance de ce phénomène en Belgique est bien moindre qu’en Italie ou en
France, et de surcroît il présente certains aspects artificiels en ce que cette
formule de « cobas » fut — semble-t-il — souvent impulsée de l’extérieur par
des forces politiques et militantes qui voyaient dans ce modèle apparu à
l’étranger une nouvelle voie à suivre.
De toute manière, ces initiatives marginales — dont nous ne
savons que peu de choses — se révèlent généralement éphémères, confidentielles,
pas vraiment efficaces, peut-être précisément en raison de leur manque d’assise
objective, de vitalité propre. Cela explique aussi que nous ne disposions pas
de beaucoup d’éléments pour analyser le phénomène. Toutefois une chose nous
paraît certaine :
la seule formule de « cobas » ne peut constituer en elle-même
une issue à la crise que traverse le mouvement prolétarien en Europe, car cette
crise repose moins sur des problèmes de méthode, de structure, de forme
organisationnelle, de tactique, etc., que sur la
question de la perspective politique de lutte. Il nous semble que les « cobas », aussi radicaux et démocratiques
qu’ils puissent être parfois, n’en sont pas pour autant un espace moins
favorable au corporatisme que les syndicats traditionnels — et au contraire
même ! La
formule des « cobas » peut donc éventuellement présenter un intérêt tactique et
organisationnel dans son domaine, mais à notre avis elle ne constitue pas un
véritable élément de solution pour la classe, à qui il manque non pas une
recette de regroupement de base mais bien une ligne politique globalisante et
centralisatrice.
21.
Les chômeurs représentent actuellement plus de dix
pourcents de la population active du pays. Compte tenu de leurs conditions
d’existence, ne pensez-vous pas qu’ils constituent une fraction sociale vers
laquelle l’agitation et la propagande révolutionnaires doivent s’orienter
prioritairement ?
Un travail d’agitation révolutionnaire et de propagande
communiste doit être bien entendu développé parmi les chômeurs, et en tenant
compte de leur situation spécifique. Mais cette affirmation est insuffisante et
appelle deux compléments : une analyse précise de la composition de classe de la
masse des chômeurs et une compréhension correcte de leur situation socio-politique. Une juste orientation de l’activité
révolutionnaire impose de considérer l’ensemble de ces données.
La classe révolutionnaire de la société est le prolétariat
avec, en son centre, la classe ouvrière. La condition de chômeur y
correspond-elle pleinement ? Ou prévaut-elle comme le laisse
entendre la question ? Ni l’un ni l’autre.
Au niveau de la composition de classe, bien que
majoritairement prolétarienne, la masse des chômeurs est hétérogène. Non
seulement parce qu’elle intègre nombre d’éléments petits-bourgeois ( ou
issus de la petite bourgeoisie et en voie de prolétarisation, via le chômage
justement )
ou marginaux, mais aussi parce que sa majorité prolétarienne brasse
indistinctement toute la diversité interne de classe, à commencer par la
distinction ouvrier / employé.
Il importe encore de souligner un autre aspect de la
question. L’activité laborieuse socialise le prolétaire, le chômage
l’individualise. Pour tenter de résoudre ses principales difficultés
immédiates, le prolétaire chômeur n’a pas vraiment d’autres solutions qu’individuelles : entrer en concurrence sur le
marché ( saturé ) de l’emploi, chercher à se créer
une source indépendante de revenus. Par contre, le prolétaire actif est
naturellement entraîné vers des solutions collectives : toutes les formes de lutte pour défendre
le salaire réel, pour repousser les licenciements, etc.
Le cadre même des problèmes rencontrés par le prolétaire actif est donc à la
base plus favorable au progrès politique que celui du prolétaire chômeur.
Il est indiscutable que la situation économique et sociale
des prolétaires chômeurs soit le plus souvent très pénible. Sans emploi, sans
revenus décents, sans perspectives et plutôt insécurisés, ils ont encore moins
que tout autre à perdre dans ce système. Mais si cela peut effectivement engendrer
des manifestations radicales de révolte ( on peut
penser aux troubles apparus en 1991 dans plusieurs quartiers défavorisés de
Bruxelles — Forest et Saint-Gilles principalement —, aux émeutes qui secouent
périodiquement les grandes banlieues en France, les villes anglaises et
américaines fortement touchées par la crise ), on ne peut en conclure que
l’élément le plus pauvre et malmené par le capitalisme soit le plus
révolutionnaire. Cette erreur subjectiviste — sur laquelle, soit dit en
passant, se basent toujours des thèses erronées prêtant un rôle prépondérant au
tiers-monde ( et sa grande misère ) dans le processus révolutionnaire
mondial — est foncièrement anti-marxiste. La misère en tant que telle n’appelle
qu’à son élimination, pas forcément ni directement au socialisme.
Une illustration très crue de ce phénomène est donnée par la
fraction sociale encore plus défavorisée que la masse des chômeurs, à savoir
les nombreux déclassés dépendant directement de l’aide sociale si pas, au jour
le jour, de la charité. Ceux-là que Marx et Engels regroupaient dans la
catégorie au nom terrible lumpenprolétariat
( lit.
« prolétariat
en haillons »
) et que la sociologie en dentelle a
pudiquement rebaptisée « quart-monde ». De cette fraction sociale peuvent certes à l’occasion
émerger des initiatives de lutte et des revendications collectives ( le
plus souvent sous l’influence déterminante de forces politiques extérieures ), mais l’expérience historique a
depuis longtemps démontré que sa tendance naturelle est celle de la débrouille
individualiste, du chacun pour soi. Loin de favoriser la conscientisation
révolutionnaire, l’extrême misère dans la société capitaliste a plutôt tendance
à déboucher sur toute la gamme des attitudes anti-sociales.
Les facteurs idéologiques ne sont pas non plus très
favorables à la mobilisation des chômeurs. À ce niveau-là, la diversité de la
composition de classe a aussi une influence négative. Leur lutte est
naturellement dépourvue de continuité, donc de véritables traditions. Ainsi par
exemple, les grandes manifestations pour le travail et le pain des années 1930
sont entièrement sorties de la mémoire sociale. Les seules manifestations
revendicatives apparues depuis vingt ans ( exception
faite de quelques brèves réactions spontanées, quelques explosions de colère ) ont eu en gros trois origines,
toujours extérieures : un surinvestissement de l’extrême-gauche ; une intervention intéressée des
syndicats ;
un dynamisme éphémère apporté par un afflux massif de travailleurs licenciés et
encore mobilisés pour la défense de leur situation ... perdue.
Nous serions incomplets si nous n’évoquions pas la pression
paralysante de l’idéologie dominante sur les prolétaires au chômage. « Exclus » et « assistés », voire « parasites » et « profiteurs », voilà les étiquettes que la
bourgeoisie colle sur le dos des chômeurs, la culpabilisation qu’elle leur
enfourne dans la tête ( ce qui ne manque pas de cynisme vu que le caractère
fondamental de la bourgeoisie est précisément le parasitisme — et à quelle
échelle !
— de la richesse sociale ). Mais cette honteuse pression
idéologique est bien évidemment peu opérante dans la classe ouvrière qui est
directement à l’origine de la richesse sociale et voit la bourgeoisie se
l’approprier.
Pour résumer et répondre précisément à la question, nous
dirons trois choses. Primo, il est
indiscutable que la masse des chômeurs vit une contradiction très aiguë avec le
mode de production capitaliste, qui peut être à l’origine de l’émergence de
forces révolutionnaires sûres et déterminées. Secundo, les caractères propres à cette contradiction et ses
développements ne remettent pas en cause la primauté du prolétariat actif et
plus spécialement de la classe ouvrière dans le processus révolutionnaire. Tertio, le travail d’agitation et de propagande
parmi les chômeurs doit être fidèle à la ligne marxiste-léniniste et doit
rejeter l’opportunisme : le caractère de classe de la lutte prime sur la situation
conjoncturelle, la figure du prolétaire au chômage doit prévaloir sur celle du
chômeur ( qu’il soit prolétarisé par sa nouvelle condition ou
même d’origine prolétarienne ).
22.
Quelles sont les luttes sociales ou politiques qui se
développent actuellement en Belgique ? Qu’en
est-il du mouvement militant contre la guerre, le militarisme, le nucléaire ?
Quelles sont les luttes que vous jugez centrales ?
Les mobilisations anti-nucléaires restent très limitées et
marginales depuis de nombreuses années. En fait ce domaine a été récupéré et
institutionnalisé par les grandes organisations comme Greenpeace, le parti
Ecolo, etc. Ces derniers temps l’extrême gauche
révisionniste et opportuniste anime une mobilisation démocrate
petite-bourgeoise en réponse aux succès électoraux de l’extrême droite ( Vlaams Blok, FN, etc. ). Si l’on fait abstraction des
luttes sociales ou politiques relevant directement ou indirectement de
l’économique ( luttes contre l’austérité, les restructurations, le
démantèlement des services publics, etc. ), seules les luttes contre le
militarisme ont récemment engendré de véritables mobilisations populaires.
Le refus de l’installation de missiles atomiques US à Florennes a fait descendre dans la rue jusqu’à 400.000
manifestants en octobre 1983. Mais quand on sait d’autre part que les bombes
atomiques des chasseurs-bombardiers F-16 de Kleine-Brogel
n’ont jamais inquiété personne, on mesure combien la crainte et le rejet de la
guerre impérialiste se sont cristallisés dans notre pays sur la seule question
du déploiement des missiles Cruise. Une question
particulière qui avait le mérite de révéler aux masses populaires combien la
tendance à la guerre impérialiste était forte mais qui, prise seulement pour
elle-même, devint en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt.
Soigneusement maintenue par les forces réformistes et
pacifistes dans le cadre restrictif de l’« anti-Cruise
à Florennes », la mobilisation populaire contre
la guerre n’a pu atteindre la maturité politique qui lui aurait permis de
relier l’effet à la cause, la menace de guerre à son origine : le mode de production capitaliste
dans son stade impérialiste. L’encadrement social-démocrate du mouvement
veillait à ce que seules les condamnations morales contre « la guerre » aient droit de cité.
Notre organisation a mené deux campagnes politico-militaires
autour de cette question ( la « Première campagne anti-impérialiste
d’Octobre » et la « Campagne Pierre Akkerman
— Combattre le militarisme bourgeois et le pacifisme petit-bourgeois » ). Elle a mis en avant l’obligation
faite au mouvement populaire anti-guerre de dépasser l’horizon étroit et
stérile du seul refus de l’implantation des missiles Cruise
pour poser la question de la tendance à la guerre comme produit cyclique du
mode de production capitaliste arrivé à son stade impérialiste. Les Cellules
ont souligné la stérilité des protestations lénifiantes et la corruption
parlementariste quand le mouvement de masse doit adopter un caractère
résolument anti-capitaliste.
La mobilisation populaire anti-guerre des années 1980 en
Belgique n’a pas enfanté de tendance radicale, de fraction qui s’en serait
détachée pour constituer une force réelle, dynamique, consciente et efficace.
Cela a conduit à l’impuissance puis à la démobilisation. L’implantation des Cruise eut lieu en mars 1985 et leur démantèlement en
février 1989 ne fut que la conséquence d’un accord passé entre grandes
puissances. En deux mots : l’échec du large mouvement anti-guerre des années 1980 fut
terrible et la désillusion assez générale.
Cependant, la sensibilité populaire à la guerre et au
militarisme ne s’éteint jamais réellement dans notre pays. La guerre du Golfe a
été l’occasion de nouvelles mobilisations au cours de l’hiver 1990/1991 mais
encore et toujours manipulées par les pacifistes et les sociaux-démocrates,
dont le seul souci est un impérialisme « à visage humain » ( le CNAPD
par exemple, soutenait l’embargo économique contre l’Irak — donc
l’extermination par la faim, la maladie, etc. — mais
s’indignait du fracas des explosions ). Notons aussi que l’envoi de la
soldatesque belge au Rwanda ( 1990 ), en Yougoslavie et en Somalie
aujourd’hui ne soulève aucune véritable protestation. L’intox « humanitaire » fonctionne à plein rendement.
L’anti-militarisme a pourtant une longue tradition « de base » en Belgique. Dans le sud du pays,
l’implication systématique de l’armée dans la répression anti-ouvrière devait marquer
pour longtemps le POB d’un caractère anti-militariste. À partir de 1887 les
Jeunes Gardes Socialistes allaient organiser une lutte vaste et énergique
contre le militarisme. Dans un écrit de 1908, Lénine la cite d’ailleurs
longuement en exemple aux révolutionnaires russes.
La profession de foi anti-militariste du POB allait être
sévèrement — et définitivement — démentie à l’occasion de la Première Guerre
mondiale. Dès que l’Allemagne viola la neutralité belge il rejoignit un
gouvernement d’« union
sacrée ». Il
adoptait alors la position la plus droitière de toute la IIe
Internationale, dans laquelle il pesait d’un poids non négligeable puisque
Émile Vandervelde en fut Président et Camille Huysmans Secrétaire. Le POB versa
sans aucune retenue dans le chauvinisme, le jusqu’au-boutisme et même
l’annexionnisme ( le POB ne fut d’ailleurs pas seulement hostile à la
Conférence de Zimmerwald, animée en 1915 par Lénine,
il devait aussi condamner — par 70 voix contre 5, dont celle de Jacquemotte — la Conférence de Stockholm en faveur de la
paix négociée, conférence qu’avaient pourtant acceptée les sociaux-démocrates
allemands, anglais et français ). Les mouvements d’hostilité à la guerre et sa poursuite
restèrent latents et confus parmi les soldats, ce qui peut s’expliquer pour une
part par l’inexistence d’une direction révolutionnaire à même de défendre
l’objectif de transformation de la guerre impérialiste en guerre
révolutionnaire.
Dans le nord du pays, la Première Guerre mondiale allait
donner naissance au « frontisme », un mouvement populaire alliant l’objectif de la paix et
celui des droits nationaux et culturels du peuple flamand ( jusque là
administration, justice, universités, cadre de l’armée, etc.,
étaient exclusivement francophones ). Ce mouvement « pacifiste-nationaliste » allait marquer pour longtemps la
conscience sociale en Flandre.
Après la Seconde Guerre mondiale — à l’époque de la guerre
froide —, le PCB anima d’énergiques campagnes anti-militaristes dont,
principalement, celle de 1951/1952 contre le doublement de la durée du service
militaire ( 24 mois au lieu de 12 ). Importantes manifestations ( 20.000
personnes à Bruxelles le 23 septembre ), mutineries dans des garnisons ( Soest, en Allemagne, et Namur ), affrontements très violents avec
la police militaire et la gendarmerie, etc. En
août 1952 la FGTB appelle à la grève générale et à des manifestations dont le
succès ( ainsi
que l’agitation croissante dans les casernes où les incidents se multiplient ) font reculer le gouvernement — du
moins partiellement :
le service militaire passe à 21 mois.
Au début des années 1970, les projets de réforme de l’armée
du ministre Van den Boeynants
( et
principalement leur volet concernant le service militaire ) allaient entraîner une importante
mobilisation des lycéens et des étudiants, qui ne contribuera pas peu à
l’assise de l’extrême-gauche « post-PCB ».
On peut donc dire qu’avec des hauts et des bas
l’anti-militarisme « de base » parcourt d’un fil continu la conscience sociale dans notre
pays. Un trait subjectif qui, ajouté au caractère de la contradiction opposant
la population à la guerre impérialiste ( contradiction qui ne peut être
résolue que par la révolution socialiste ), fait que ce domaine constitue un
axe central de lutte pour les révolutionnaires en Belgique. Et de fait, la
lutte contre le militarisme et la guerre impérialiste, lutte indissociable
d’une authentique pratique d’Internationalisme
Prolétarien — c’est-à-dire d’un soutien entier aux peuples en lutte dans les
pays dominés par « notre » impérialisme — a représenté, avec
la lutte contre le rapport social capitaliste, la principale base du travail de
notre organisation en 1984/1985.
23.
Comment analysez-vous la montée de l’extrême droite
(particulièrement en France) ? Pensez-vous que ce courant représente
un danger véritable ? Diffère-t-il des mouvements fascistes
historiques que le siècle a déjà connus ? Quelle
place accorder à la lutte anti-fasciste dans la stratégie révolutionnaire ?
« Un danger véritable ... », quel « danger » ? Vis-à-vis de quoi et pour qui ? Toute analyse politique s’établit
à partir d’un positionnement de classe et ainsi, pour nous communistes, la
question doit être reformulée de cette façon : le Front National constitue-t-il
un grand danger pour le prolétariat français et le processus révolutionnaire en
France ?
Constitue-t-il un danger ou un obstacle plus important pour la classe
laborieuse et la révolution prolétarienne que la social-démocratie
mitterrandienne ?
Représente-t-il une alternative politique intéressante et crédible pour la
bourgeoisie impérialiste en France ? Voilà les interrogations précises
qui surgissent dès que l’on adopte une claire position de classe. C’est
seulement de cette manière que nous pouvons éviter de tomber sous la coupe de
la logique récupératrice de la démocratie bourgeoise qui dénature
l’anti-fascisme en défense du système.
Nous ne pensons pas que le développement de l’extrême droite
représente aujourd’hui une alternative politique intéressante et crédible pour
la bourgeoisie impérialiste, à la différence des années 1920 et 1930 qui virent
fascisme, national-socialisme et franquisme accéder au pouvoir. Il ne faut pas
se laisser abuser par le fait que le parti de Le Pen
se revendique idéologiquement à des degrés divers de principes et valeurs
propres à ses aînés, ni par le fait qu’il se construit sur la même base sociale
( lumpenprolétariat,
petite bourgeoisie déstabilisée par l’évolution générale du système
impérialiste et par la crise, prolétaires écœurés par le parlementarisme
bourgeois, par les social-démocrates et les
révisionnistes, etc. ).
Les partis de Mussolini, Hitler ou Franco se sont jadis
développés comme choix et nécessité du grand capital pour passer la bride aux
luttes sociales, écraser les mouvements révolutionnaires déclenchés dans la
foulée de la Révolution d’Octobre, liquider
définitivement les institutions ( ainsi la République de Weimar ) ayant démontré leur inaptitude à
maintenir l’ordre impérialiste, et comme expression des contradictions inter-impérialistes et de la tendance à la guerre. L’actuel
Front National, comme ses homologues, n’incarne plus qu’une idéologie ultra-réactionnaire passéiste ne correspondant en rien aux
besoins de la bourgeoisie impérialiste.
Étrangers à toute nécessité historique, les partis d’extrême-droite ne bénéficient plus à présent de l’appui des
appareils d’État, de la convergence avec des polices
et armées engagées dans une lutte à mort avec de très puissants mouvements
communistes révolutionnaires, de la manne financière des maîtres de forge, des
banquiers, des marchands de canons et du Vatican. Ils ne disposent plus de tous
les éléments qui ont permis l’émergence des forces fascistes dans les années 1920
et 1930 et leur accession au pouvoir d’État ( où
elles se sont déchaînées d’une façon dépassant largement ce qu’escomptaient
leurs géniteurs et protecteurs bourgeois ).
La convergence entre fascistes et bourgeoisie impérialiste
n’existe plus en Europe occidentale. Si l’on excepte quelques petits clubs de
comploteurs et quelques attardés héritiers de grandes familles, la bourgeoisie
impérialiste ( qui vit avec son temps et tire des leçons de
l’histoire )
se range dans son ensemble derrière des partis on ne peut plus conformes aux
institutions de la démocratie bourgeoise. Cette dernière neutralise la lutte
des classes d’une manière nettement plus moderne et efficace que ne le
permettait le corporatisme fasciste. Si autrefois l’oligarchie espagnole se
rangeait derrière la Phalange ( jusqu’à imprimer au franquisme ses caractères arriérés de
propriétaires fonciers ), si à la même époque les cartels allemands se cachaient
derrière le parti nazi ( en donnant au national-socialisme ses formes futuristes
d’impérialisme achevé et moderne ) et si toujours au même moment la bourgeoisie italienne et
l’Église spéculaient sur le fascisme mussolinien ( dont la faiblesse n’avait d’égale
que celle de la bourgeoisie italienne ), aujourd’hui Suez, Paribas,
Thompson ou Peugeot n’ont aucun intérêt à voir le parti de Le Pen effectuer une percée significative ( autrement qu’à la façon d’un
épouvantail médiatique pouvant, en réaction, créditer d’un semblant de contenu
et d’avantage la démocratie et le parlementarisme bourgeois qui historiquement,
pour les masses, n’en présentent plus aucun ). De la même manière le grand
capital espagnol, la CEE et l’OTAN misent désormais sur un PSOE qui leur
apporte la meilleure satisfaction et non plus sur un quelconque crétin
anachronique du style Tejero. On peut d’ailleurs
mesurer à cet endroit la différence d’ordre superstructurel
entre métropoles impérialistes et pays dominés qui, périodiquement ou en
permanence, se retrouvent sous la coupe de dictatures ouvertes ( soutenues
par ces mêmes CEE, OTAN, et bourgeoisie impérialiste ).
Toutefois, s’il est indiscutable qu’ils sont historiquement
peu dangereux en eux-mêmes, les mouvements fascistes n’en restent pas moins
capables de succès partiels, sont toujours aussi nuisibles et haïssables quand
ils détournent de la conscience de classe et de la lutte prolétarienne des
secteurs populaires excédés par la crise, le chômage et le parlementarisme
croupion, quand ils sévissent en tant que forces d’appoint ( milices patronales, casseurs,
terroristes, etc. ) des services de police, quand ils
propagent avec acharnement les idéologies bourgeoises les plus réactionnaires ( à un point tel que la bourgeoisie
elle-même peut s’en dispenser ! ) comme le racisme, le chauvinisme, le patriotisme, etc., au sein des masses. Dans cette mesure, mais dans
cette mesure seulement, il est juste que les communistes prennent les
mouvements fascistes pour cible et les mettent hors d’état de nuire.
L’anti-fascisme doit absolument s’inscrire dans le cadre de
la confrontation qui oppose le prolétariat à toutes les formes de domination
que revêt le pouvoir de la bourgeoisie et en particulier à celle qui est en
vigueur ici et aujourd’hui : la démocratie parlementaire. La priorité stratégique de la
lutte est naturellement accordée à la façon dont s’exerce historiquement le
pouvoir de la bourgeoisie, la question des alternatives accessibles à la
bourgeoisie en cas de développement du processus révolutionnaire rendant les
formes de domination pacifiques obsolètes — c’est-à-dire des alternatives
dictatoriales ne se posant que de façon complémentaire. Démocratie et dictature
ne s’excluent totalement, abstraitement, que dans le chef des idéologues
bourgeois, car dans le cadre général de la société capitaliste il s’agit de
deux produits complémentaires du système, qui se relaient pour répondre à des
conjonctures données, pour garantir sa continuité. Et même lorsque le pouvoir
bourgeois s’exercera de manière dictatoriale et que la lutte contre cette forme
de domination aura succédé à la lutte contre les formes démocratiques / parlementaristes,
les partis fascistes comme celui de Le Pen ne
constitueront toujours pas la priorité stratégique de l’attaque
révolutionnaire. La bourgeoisie impérialiste ne s’en remettra pas à pareils
mouvements anachroniques pour assurer sa dictature ouverte : celle-ci sortira des institutions
actuelles, de l’UEO et de l’OTAN, des parlements cédant les pleins pouvoirs aux
exécutifs ( comme cela est constitutionnellement prévu dans
tous les pays d’Europe de l’Ouest ), etc.
La dictature ouverte ne sera pas le fait de nouvelles chemises brunes ou noires
mais bien de technocrates, politiciens, idéologues et stratèges qui sont
actuellement les piliers des institutions démocratiques.
En résumé, il convient donc de définir avec précision et
nuance la dimension anti-fasciste de notre stratégie. Notre objectif est
l’instauration de la dictature du prolétariat et la construction socialiste et,
à cette fin, nous nous opposons à toutes les formes de pouvoir bourgeois.
Naturellement, nous nous opposons en priorité à celles qui sont aujourd’hui
opérantes. Puisqu’à présent des partis tels que le Front National ne pourront
plus, au pire, que jouer les supplétifs dans les aventures ouvertement
réactionnaires de la bourgeoisie impérialiste, il convient de ne leur accorder
qu’une attention secondaire. Si cette intelligence révolutionnaire nous
échappe, notre lutte anti-fasciste sera inévitablement détournée et récupérée
par la démocratie bourgeoise. Elle s’apparentera, dans le domaine de la lutte
contre le fascisme, à ce qu’est le pacifisme ( petit- )bourgeois dans le domaine de la
lutte contre la guerre : une adhésion objective au statu quo social et politique ( pas de guerre, mais la paix
impérialiste et son cortège d’exploitation et de misère ; pas de fascisme, mais la
démocratie bourgeoise foncièrement étrangère aux intérêts populaires ). Si nous tombons dans le marais
d’un tel anti-fascisme ( petit-bourgeois ), les masses en lutte contre le
régime finiront par nous rejeter légitimement avec lui.
24.
Quelle est votre position par rapport aux thèses
dites écologiques qui renvoient dos à dos capitalisme et socialisme, les
condamnant tous deux dans le cadre d’un procès contre le « productivisme » ? Et que pensez-vous plus particulièrement du
mouvement anti-nucléaire tel qu’il existe en Belgique et en RFA ?
Le matérialisme historique enseigne que le socialisme se
fonde économiquement sur la grande production industrielle et mécanisée. Une
grande et puissante industrie, une agriculture moderne bénéficiant de tous les
acquis de la science et de la technique ( machines,
engrais, génie génétique, etc. ) sont nécessaires pour assurer à
l’humanité des conditions de vie digne dans tous les domaines : l’alimentation, l’habitat, la
santé, le transport, etc. Les besoins les plus
fondamentaux des hommes et des femmes, par exemple l’accès à l’eau potable, une
alimentation saine et suffisante, la jouissance d’un logement salubre,
nécessitent déjà directement ou indirectement la production de montagnes de
ciment, d’acier, de verre, de coton, de céréales, etc.,
ainsi que des quantités énormes d’énergie. Ces besoins et d’autres encore
doivent être satisfaits, pour nous cela est indiscutable et dans cette mesure
nous sommes « productivistes ».
Cela dit, précisons qu’en tant que communistes nous faisons
nôtre la maxime de Clara Zetkin qui disait : « La production pour l’homme et pas le
contraire ! », ce qui a de multiples
implications. Le socialisme conçoit et planifie la production en fonction
exclusive des besoins réels ; en cela il diffère pleinement du capitalisme qui, ne
visant que le profit, oriente seulement la production vers des besoins
solvables ( et sans parler de l’armement, jusqu’à même en créer
d’artificiels — le plus souvent néfastes via le marketing, la publicité, etc. ). On comprend aisément qu’une fois couverts les besoins réels,
assurée la reconstitution des forces productives dépensées à cet effet et
rassemblés les moyens nécessaires au progrès scientifique, au développement
culturel, à l’amélioration de la qualité de vie, le système socialiste limitera
naturellement l’activité productive, alors que pour sa part le capitalisme —
aveuglé par sa tyrannique et insatiable quête de profit — est étranger à cette
raison et cet équilibre. Un autre élément renforce encore cette distinction.
Certes le socialisme considère que la qualité des conditions matérielles de vie
est primordiale, mais en même temps il affirme que l’épanouissement de
l’humanité passe par l’affranchissement de toute activité aliénante. Par là il
tend spontanément à la réduction du temps de travail productif, réduction
permise par les progrès de la technique et du machinisme, par l’utilisation
rationnelle des forces productives grâce à la planification, par l’application
du principe « travailler
tous, travailler moins » et aussi par le sens précis et utilitaire donné à la
production.
La formule de Clara Zetkin, selon laquelle la production
doit être mise au service de l’homme, implique bien entendu qu’on ne peut lui
sacrifier ce qui à la base rend la vie de l’homme possible, à savoir son écosystème.
Tendre à dominer toujours plus la nature, certes, mais ne pas scier la branche
sur laquelle nous sommes assis et sur laquelle les générations futures devront
prendre place à leur tour. Il importe donc de trouver le meilleur équilibre
—responsable au présent et devant l’avenir — entre les nuisances découlant de
la production et la volonté de maintenir, d’améliorer un cadre de vie
harmonieux. Une solution qui ne passera ni par l’élimination de la grande
production industrielle, ni par son expansion au mépris de tout respect écologique.
Le bien-être et l’épanouissement de l’humanité, qui est l’essence du socialisme
et notre mesure en toute chose, reposent autant sur les fruits indispensables
de la grande production que sur une attitude prudente et intelligente envers la
nature. La décision de développer telle activité ou telle méthode de production
doit donc être prise au vu de ce qu’elle apporte à l’humanité ( en
termes d’avantage social, de progrès ) et de ce qu’elle lui coûte
directement ou indirectement ( en termes de travail, de nuisance pour l’homme et son
environnement, etc. ).
La question de la production d’énergie, comme toute autre,
doit selon nous être posée de cette façon. Nous croyons à ce propos que le
domaine atomique et ses techniques recèlent sans doute de formidables
potentialités dont l’humanité pourra progressivement tirer le meilleur
avantage. En attendant nous pensons que les orientations de la recherche, les
programmes et les investissements en matière de production d’énergie, qui ont
été jusqu’à présent quasi exclusivement dictés par la logique du profit
capitaliste, sont excessivement critiquables, condamnables. La sécurité
relative des installations, le problème des déchets et leur recyclage notamment
constituent des données négatives inacceptables. Pour ce que nous en savons ( c’est-à-dire
pas grand-chose ),
au niveau scientifique et technique la question de la production d’énergie
pourrait être aujourd’hui entièrement repensée et une réponse satisfaisante
pourrait lui être apportée sans peine. Les accidents, risques et nuisances à
long terme qui sont le lot actuel des choix nucléaires n’en sont que plus
criminels.
Maintenant, il nous semble difficile de porter un jugement
global et bref sur le mouvement anti-nucléaire. C’est un mouvement d’une rare
disparité :
certes il est d’une composition majoritairement petite-bourgeoise et d’une
orientation principalement social-démocrate, réformiste, mais sur sa droite on
trouve le mythe du « bon sauvage », les nostalgiques des druides et même des intégristes du
retour à l’animalité, tandis que sur sa gauche militent radicaux réformistes,
anarchistes, autonomes, gauchistes, etc. À ces
derniers nous adressons la critique marxiste-léniniste que nous portons à tous
ceux qui, forts de leur subjectivité, croient qu’il est possible de changer le
monde sans considérer avant tout les forces sociales et les lois historiques de
ce changement.
25.
Quelle est votre analyse concernant la lutte contre
le patriarcat ? Quel rôle attribuez-vous à la lutte
des femmes et, selon vous, quel doit être son rapport à la lutte politique de
classe ?
À l’automne 1991 nous avons eu l’occasion de répondre
publiquement à une question quasi identique qui nous était posée par des
camarades allemandes de la structure des Infoläden. Nous nous contenterons donc de reprendre ici l’essentiel du
document d’alors « Aux
militant( e )s des Internationalen
lnfoläden ( réponse à la lettre ouverte de l’été
1990 ) — À tou( te )s les camarades — Octobre 1991 » ( pages 13 à 16 ).
Avant d’en venir à notre opinion proprement dite, il nous
paraît utile de réfléchir à l’emploi du terme « patriarcat » pour désigner le caractère
d’inégalité entre les sexes propre à la formation sociale de nos pays
aujourd’hui. Nous pensons que s’il est encore permis de parler ( à
des degrés divers )
de « patriarcat » à l’égard de certains pays en voie
de développement ou périphériques, cela est inapproprié à l’adresse des pays
développés des centres impérialistes. Tout simplement parce que, nonobstant la
persistance de formes particulières d’exploitation économique, d’oppression
sociale, idéologique et culturelle, l’égalité des droits entre hommes et femmes
est acquise.
Le patriarcat repose sur la famille dont l’homme est le
propriétaire des biens et dans laquelle la transmission des biens suit la
filiation en ligne paternelle. Tous les autres aspects du patriarcat, et
notamment ses corollaires idéologiques s’attachant à justifier d’une manière ou
l’autre l’oppression de la femme, découlent de la question de la propriété des
biens familiaux, de leur extension et de leur transmission. Voilà pourquoi,
selon nous, l’égalité des droits entre les sexes dans la famille contemporaine ( et
tout spécialement l’égalité juridique en matière de propriété et d’héritage ) ne permet plus d’appeler « patriarcale » la société capitaliste moderne, et
cela, nous le répétons expressément, malgré l’indéniable persistance de
manifestations spécifiques d’exploitation économique, d’oppression sociale,
idéologique, culturelle, etc., des femmes. Nous
pensons qu’il est plus correct de désigner nos sociétés actuelles de
capitalisme avancé et de démocratie bourgeoise, comme étant « sexistes ».
Plus important encore, il nous paraît nécessaire de replacer
la notion de patriarcat dans son contexte historique exact. Car beaucoup d’idées
absurdes et erronées circulent à ce sujet. Ainsi, par exemple, dans la lettre
que nous adressaient à l’été 1990 les camarades allemandes, l’idée était
défendue que le patriarcat est la matrice du capitalisme, ou, pour être très
précis : « une forme d’oppression qui cause le
capitalisme ».
D’une façon générale, pareille conception relève de
l’idéalisme philosophique : elle prétend que la superstructure crée la structure, elle
affirme en finalité que l’homme crée la société et l’Histoire,
au contraire d’être un produit historique et social.
Pareille conception rejette de façon absolue tout le
matérialisme dialectique et historique. Elle est fausse.
Plus précisément, le patriarcat est issu du développement
des forces productives qui, dépassant le stade inférieur de la barbarie, rompit
le communisme primitif ( tribal, clanique ) où régnait la filiation en ligne
maternelle. C’est l’accroissement de la productivité du travail ( grâce
à l’élevage, l’agriculture, la fabrication d’outils ) qui fit surgir des richesses
nouvelles, permit l’accumulation, attribua une nouvelle dimension à la
propriété privée, et en fit la clé du renversement des rapports traditionnels
issus de l’économie domestique de communisme primitif.
Engels : « Donc, au fur et à mesure que les richesses s’accroissaient,
d’une part elles donnaient dans la famille une situation plus importante à
l’homme qu’à la femme, et, d’autre part, elles engendraient la tendance à
utiliser cette situation affermie pour renforcer au profit des enfants l’ordre de
succession traditionnel.
Mais cela n’était pas possible, tant que restait en vigueur
la filiation selon le droit maternel. C’est donc celle-ci qu'il fallait
renverser tout d’abord, et elle fut renversée. ( ... ) Ainsi la filiation en ligne
féminine, et le droit d’héritage maternel étaient abolis, la ligne de filiation
masculine et le droit d’héritage paternel étaient instaurés. ( ... ) Le pouvoir exclusif des hommes une
fois établi, son premier effet se fait sentir dans la forme intermédiaire de la
famille patriarcale qui apparaît alors. » ( F. Engels, Origine de la famille, de
la propriété privée et de l’État, in K. Marx et F.
Engels, Œuvres Choisies en trois volumes, Ed. du Progrès, Moscou, 1976, Tome
III page 241. )
Le capitalisme naît aussi du développement des forces
productives, mais bon nombre de millénaires plus tard. Et si le cadre économico-social dans lequel ( et duquel ) il émerge, à savoir le mode de
production féodal, est indiscutablement patriarcal, on ne peut pour autant
commettre le syllogisme qui ferait du patriarcat une origine du capitalisme.
L’important, c’est la propriété privée des moyens de production, et peu importe
— du point de vue historique de l’émergence des rapports capitalistes de
production —qu’au sein de la famille elle soit monopolisée par l’un ou l’autre
sexe, elle se transmette par une filiation ou l’autre.
Cela est attesté par le simple fait qu’aujourd’hui les
rapports capitalistes de production se perpétuent alors que l’égalité des
droits entre les sexes est consacrée en ce qui concerne la propriété, sa
valorisation et sa transmission. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx et
Engels n’écrivaient-ils d’ailleurs pas : « Partout où la bourgeoisie a conquis
le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales ... » ?
Plus encore, il serait bienvenu de souligner que c’est au
développement capitaliste lui-même ( et notamment à travers la
révolution industrielle qui sort la femme du cercle domestique et la plonge
dans la production salariée ) que l’on doit la base sociale ayant permis au mouvement de
« libération
de la femme »
de naître et d’aboutir. Avoir dépassé le patriarcat est un des mérites
révolutionnaires historiques du capitalisme.
Tout cela pour expliquer que nous ne nions en rien
l’oppression spécifique de la femme dans la société impérialiste ( ainsi son exploitation dans la
famille conjugale en tant qu’unité économique, sa plus grande précarité sociale
de fait, sa réification, etc. ), et encore moins l’oppression plus
brutale et douloureuse qu’elle endure dans de nombreux pays périphériques ou du
tiers-monde, mais que nous n’entendons ni minimiser ce problème ni lui accorder
une place qu’il n’a pas dans l’évolution historique de l’humanité.
La lutte pour l’égalité des sexes rejoint la lutte pour la
libération de tou( te )s les opprimé( e )s et exploité( e )s du monde, mais elle n’en est pas
le levier essentiel. Ce levier essentiel, c’est la contradiction entre le
Capital et le Travail, entre les classes, c’est la contradiction universelle
entre le prolétariat international et la bourgeoisie impérialiste, la
contradiction dont la résolution révolutionnaire permettra seule un véritable
progrès social, économique, politique et idéologique de l’humanité : la marche vers la société
communiste.
En ce qui concerne le rôle de la lutte des femmes et son
rapport à la lutte politique de classe, nous pensons qu’il s’impose en premier
de souligner la différence fondamentale de point de vue existant entre la
grande majorité des mouvements luttant pour « la libération de la femme » d’une part, et d’autre part les
communistes révolutionnaires dont nous faisons partie.
Cette différence réside dans la position et repose sur
l’analyse de classe. Selon nous, il ne peut exister, dans une société divisée
en classes sociales antagoniques, de « droits » ou de « libertés » qui transcendent la lutte des
classes.
Il est parfaitement exact que, par le passé, la bourgeoisie
et le prolétariat ont parfois uni ( de façon contradictoire,
en tant qu’eux-mêmes produits du mode de production dominant ) leurs forces pour liquider
définitivement la féodalité et que, dans ce cadre très général, la lutte contre
le patriarcat et pour l’égalité juridique des sexes a pu unir ( jusqu’à un passé plus récent, il est
vrai ) les
mouvements de femmes bourgeoises, petites-bourgeoises et prolétaires. Mais il
s’impose maintenant de comprendre que ces temps-là sont révolus dans les
démocraties bourgeoises des centres impérialistes. Il y a à présent infiniment
plus d’intérêts contradictoires que d’intérêts communs entre une bourgeoise et
une prolétaire, l’intensité des premiers efface
totalement les seconds.
En fait, tout dépend des buts réels que l’on veut atteindre.
Soit un changement radical et complet des rapports sociaux vers la société
égalitaire, l’abolition de l’exploitation et de l’oppression de l’homme par
l’homme, l’élimination du sexisme, de la phallocratie, etc. ; soit des réformes anti-sexistes,
anti-phallocrates, nécessairement insatisfaisantes, dans le cadre de rapports
sociaux globalement inchangés, où subsistent la division en classes et
l’oppression de l’homme par l’homme. Le premier objectif est celui des
révolutionnaires communistes. Le second celui des féministes réformistes,
bourgeoises et petites-bourgeoises.
Quelle doit être l’attitude de l’avant-garde communiste
vis-à-vis des mouvements de lutte des femmes prolétaires ( contre la
surexploitation, contre le sexisme, etc. ) ? Bien entendu un soutien sans
faille mais inscrit dans un travail politique visant à rendre ces mouvements
conscients de leur cadre naturel — la lutte des classes — et, donc, à les
qualifier vers la lutte révolutionnaire. Et quelle doit être l’attitude de
l’avant-garde communiste vis-à-vis du féminisme bourgeois et petit-bourgeois ? Une critique sans concession de
son caractère réformiste et anti-prolétarien.
En conclusion, nous pensons que s’il est juste de combattre
le sexisme et la phallocratie à l’endroit et de la manière dont ils se
manifestent ( même
dans le prolétariat, et tout particulièrement parmi les communistes qui doivent
être exemplaires alors qu’ils ne sont jamais que les difficiles brouillons de
l’humanité nouvelle et de son harmonie sociale ), seule la Révolution permettra de
résoudre tous les problèmes sociaux, économiques, politiques et aussi idéologiques
inhérents au ( ou
maintenus par )
le capitalisme, et d’en finir pleinement avec l’exploitation de l’homme par
l’homme et l’oppression de l’homme par l’homme. Et pour les prolétaires
féminines du monde entier, l’enjeu vaut doublement la peine.
26.
Que pensez-vous des thèses qui font d’un soi-disant «
prolétariat extralégal » un sujet révolutionnaire de première importance dans
les métropoles impérialistes ?
Ces thèses nous semblent erronées et entièrement façonnées
par le subjectivisme. Tout d’abord, ce concept de « prolétariat extralégal » n’est rien d’autre qu’une
manipulation fantaisiste des catégories marxistes qui suffisent pourtant à
l’analyse sociale. Il n’existe pas de « prolétariat extralégal », c’est pure invention. Par contre,
il existe bien des personnes d’origine prolétarienne qui ont quitté la
condition objective de prolétaires en quittant les rapports de production
capitaliste, en devenant délinquantes, en intégrant les rangs de ce
lumpenprolétariat dont nous parlions déjà à la réponse n° 21 et que Marx et
Engels qualifiaient de « produit passif de la pourriture des couches inférieures de
la vieille société ».
Si les subjectivistes élèvent des prolétaires en rupture de
ban au rang de sujets révolutionnaires par excellence, cela en arguant du fait
qu’ils ont rompu avec la légalité bourgeoise ( et,
encore mieux, en usant de violence ), c’est parce qu’ici comme ailleurs
ils surestiment la nature et l’importance de ce genre de rupture et de cette
violence qui les fascinent. Il ne suffit pas de décerner un brevet de « rebelle » ( concept typiquement subjectiviste,
farfelu, défiant toute analyse de classe ) à tel ou tel délinquant pour
changer le fait que dans la plupart des cas la délinquance est délibérément
individualiste, foncièrement étrangère à la morale prolétarienne, voire
purement et simplement anti-sociale.
La conception sociale partagée par l’immense majorité des
personnes délinquantes n’est pas socialiste, elle est bourgeoise ( vivre
systématiquement, passivement ou activement, du travail d’autrui ). Caractéristique qui n’est pas le
simple produit d’un manque d’éducation politique — et donc auquel un travail
d’agit-prop révolutionnaire pourrait remédier — mais est liée à la condition
sociale objective du lumpenprolétariat. Nous étions déjà théoriquement bien
convaincus de cela avant d’être emprisonnés, et des années de rencontres
carcérales nous ont largement confortés dans cette opinion.
Bien entendu, cette même expérience nous a aussi permis de
croiser des personnes individuellement étrangères et hostiles ( à
des degrés divers )
à la conception sociale bourgeoise dominante parmi les délinquants et il est
permis de penser que certaines d’entre elles pourraient rompre avec leur passé
et rejoindre les rangs de la révolution. Mais ce sera là autant de cas
atypiques, un peu comparables aux transfuges de la bourgeoisie ou petite
bourgeoisie qui ont de tout temps rallié le camp du
prolétariat. Ce qui nous ramène au début de notre analyse : il n’y a pas de « prolétariat extralégal » et encore moins potentiellement
révolutionnaire.
Les militants qui, sacrifiant aux démons du subjectivisme ou
de l’opportunisme, s’échinent à mener un travail politique en direction des
prisons plutôt que des lieux de travail, perdent le plus clair de leur temps et
de leur énergie. Leur activité pourra éventuellement porter ses fruits pour
l’un ou l’autre cas d’espèce parfaitement honorable, il sera désespérément
stérile dans l’ensemble. Surestimer les ruptures spectaculaires avec les normes
et la légalité bourgeoises et par conséquent sous-estimer les contradictions
fondamentales du mode de production capitaliste est un égarement flagrant de la
subjectivité petite-bourgeoise. On y retrouve cette fascination devant la lutte
pour elle-même, au détriment de l’attachement à un véritable projet social
historique. Le socialisme sera bâti par les ouvriers, les paysans et les
intellectuels et non par les pilleurs de banques ( aussi
digne d’estime puisse être une infime minorité d’entre eux ) ou les arracheurs de sacs à main.
Troisième partie
27.
Quelle doit être la stratégie révolutionnaire
aujourd’hui en Europe ? Quelles sont les tâches immédiates
des militants communistes ? Quelles méthodes de lutte faut-il
développer prioritairement ?
Lorsque l’on parle de stratégie révolutionnaire à l’échelle
européenne, il convient d’être extrêmement prudent et de bien définir le cadre
dans lequel pareille réflexion est possible. Car n’en
déplaise aux camarades pour qui telle prudence est superflue devant la
recherche de transnationalisation de la lutte
révolutionnaire en Europe, il faut prendre acte des nombreuses particularités
de chaque espace national — qui finalement les différencient strictement — et
mesurer ce qu’elles exigent de spécifique.
Certes, il existe de grands traits communs à tous les pays
d’Europe de l’ouest, qui permettent d’esquisser une conception stratégique
générale de lutte révolutionnaire ( citons entre autres : une révolution démocratique
bourgeoise achevée depuis longtemps, un fort taux de prolétarisation, une crise
du réformisme et du révisionnisme, un haut développement économique et des
baisses régulières du niveau de vie des masses, un fort patrimoine de lutte
ouvrière et une certaine maturité de classe, une diminution relative — voire
absolue — de la classe ouvrière, une domination exercée sur les pays du
tiers-monde, etc. ) et nous y reviendrons précisément
plus loin en abordant les différents aspects de la conception stratégique
révolutionnaire aujourd’hui dans les centres impérialistes.
Mais il est aussi certain que des différences substantielles
parmi les réalités nationales interdisent de concevoir une ligne unique, des
tâches identiques et des choix semblables, valables pour tous, en tout et
partout. Nous avons ainsi déjà eu l’occasion de signaler qu’un des caractères
propres à la situation de la lutte de classe en Belgique, outre le décalage
entre d’une part l’ampleur et la profondeur de la contradiction prolétariat / bourgeoisie, et
de l’autre la faiblesse politique et organisationnelle extrême du mouvement de
classe, est l’inexistence d’une force politique structurée riche d’une
expérience, d’une implantation et d’une perspective, susceptible d’accueillir
et d’organiser en son sein les avant-gardes de la classe et de guider tout le
mouvement révolutionnaire. Pour leur part, les Cellules Communistes
Combattantes ne pouvaient prétendre à ce rôle en 1984/1985. Non que la ligne
politique et les orientations stratégiques de notre organisation aient été
erronées ou qu’elle ait sous-estimé la nécessité d’une organisation centrale à
même de rallier et ordonner l’ensemble des avant-gardes révolutionnaires, mais
simplement les conditions objectives de l’émergence d’une telle organisation
n’étaient pas — et ne sont d’ailleurs pas encore — réunies dans notre pays.
L’existence ou l’inexistence d’une force organisée,
expérimentée et implantée assumant légitimement la responsabilité de Parti
révolutionnaire entraîne une approche et des tâches différentes pour les
militants révolutionnaires. L’absence d’une telle structure a des conséquences
pratiques directes. Dans notre pays elle impose aux militants révolutionnaires
dévoués de s’organiser autonomement, où et dès que
faire se peut, avec les moyens du bord et même à quelque échelle réduite que ce
soit. C’est d’ailleurs l’inexistence d’une force capable et digne d’exercer une
action centripète dans la lutte révolutionnaire qui a justifié — et justifie
toujours — le mot d’ordre stratégique lancé par notre organisation : « Que mille cellules naissent ! »
Mais ce mot d’ordre, dicté par les conditions objectives et
subjectives de la lutte des classes en Belgique, n’est certainement pas
transposable partout en Europe. Dans certains pays, des forces centrales et centralisantes sont déjà constituées, ainsi en Espagne avec
le Parti Communiste d’Espagne ( reconstitué ) et les Groupes de Résistance
Anti-fasciste du Premier Octobre, ou en Turquie. Dans d’autres ( comme
l’Italie )
ces forces sont potentielles. En Espagne, le devoir immédiat de chaque
communiste est de rejoindre le Parti et la tâche de chaque militant du Parti
est d’en défendre la politique et en étendre l’influence, de l’enrichir, voire
de la critiquer dans le cadre du centralisme démocratique, d’en appliquer
rigoureusement les directives, etc. En
Belgique, les faiblesses des Cellules Communistes Combattantes et notamment
celle de leur implantation de classe empêchaient de
fixer comme tâche immédiate pour tous les communistes de les rallier. Et nous
croyons que cette limite ne pourra pas être rapidement dépassée par les
nouvelles forces qui surgiront à l’avenir, qu’elle persistera durant une
période plus ou moins longue. La tâche immédiate de chaque communiste dans
notre pays est d’organiser autour de lui, avec d’autres communistes de son
usine, son quartier, etc., une cellule révolutionnaire
clandestine capable d’entrer autonomement ( même faiblement ) en action sur le terrain de la
propagande armée et/ou de l’agit-prop révolutionnaire. Une tâche qui doit
contribuer à la création des conditions subjectives et objectives de
l’émergence et de la fondation d’une organisation centrale capable d’intégrer
toutes les forces d’avant-garde, d’être la représentante exclusive des intérêts
historiques du prolétariat, de synthétiser les expériences et les aspirations
de celui-ci pour le guider correctement et concrètement sur le chemin du
socialisme.
Les tâches immédiates des militants communistes varient donc
considérablement d’un pays à l’autre, puisque ces tâches sont définies par les
caractères objectifs de chaque situation et non par la subjectivité des
camarades. Même si, nous l’avons dit, les pays d’Europe de l’ouest présentent
des caractères communs qui permettent de tracer des grands axes stratégiques
finalement valables partout. Ainsi, il est indiscutable que partout en Europe
la stratégie de la Guerre Révolutionnaire Prolongée doit être retenue comme
seule perspective à même de mener le prolétariat à la victoire. Et cette
exigence stratégique impose d’elle-même les méthodes de lutte qu’il faut
développer prioritairement : d’abord la propagande armée et ensuite — inséparable —
l’agit-prop classique.
28.
Vous considérez donc la lutte armée comme la méthode
de lutte et d’organisation pour le processus révolutionnaire dans une
démocratie parlementaire comme la Belgique ?
Retournons la question pour en révéler la face cachée : l’exploitation des libertés
démocratiques bourgeoises et du parlementarisme est-elle la méthode de lutte et
d’organisation pour la révolution ? La théorie et l’histoire ont déjà
répondu :
non.
Nous disons donc qu’effectivement la lutte armée est la
méthode de lutte centrale et principale au sein du processus révolutionnaire
dans un pays capitaliste avancé à régime démocratique comme la Belgique. Et
nous ajoutons qu’à partir de là s’impose un schéma organisationnel approprié : le Parti combattant. Mais,
comprenons-nous bien, centralité et primauté ne veut certainement pas dire
unicité, exclusivité. Nous restons persuadés de la validité de l’agit-prop
selon les méthodes traditionnelles ( tracts, publications,
prises de parole, etc. ) et même de sa nécessité : l’absence d’un tel travail
condamnerait à terme l’initiative révolutionnaire à l’isolement. Mais la lutte
armée est la méthode de lutte autour de laquelle se structurent toutes les
autres.
La lutte armée menée au début du processus révolutionnaire
dans un pays capitaliste à régime démocratique est fondamentalement
politico-militaire :
elle vise en priorité des objectifs politiques par des moyens militaires. Ce
qui impose bien entendu que l’action militaire soit exclusivement déterminée en
fonction de ses objectifs politiques. La propagande armée traduit cette
conception dans la réalité.
L’action armée vaut déjà en ce qu’elle aboutit généralement
à une perte matérielle pour l’ennemi. Aux premiers stades du processus
révolutionnaire cela revêt avant tout une importance indirecte, via l’impact
politique qui s’en dégage, mais ce n’est quand même pas négligeable en soi.
Retenons toutefois l’essentiel : l’impact politique de l’action de guérilla. Un coup porté
à l’ennemi, cela signifie à la fois qu’il est possible de porter l’attaque dans
son camp et qu’il existe dans le nôtre des forces résolues à le faire. Ce
double message répandu par toute action de lutte armée révolutionnaire coûte,
aux premiers stades du processus, bien plus cher à la position dominante du
régime que les dégâts concrets de l’action de guérilla.
À quels objectifs politiques peut prétendre la lutte armée
révolutionnaire pour peu qu’elle soit correctement orientée et menée à cette
fin ? La
pratique armée matérialise l’idée même de lutte révolutionnaire au travers
d’une manifestation de pouvoir, d’une émancipation lucide et assumée du
fonctionnement démocratique bourgeois. Une lutte à prétention révolutionnaire
mais œuvrant seulement dans le cadre général du système est porteuse d’un vice
de base objectif et souffrira toujours à présent — et à juste titre — d’un
manque de crédibilité historique et politique aux yeux du prolétariat.
L’expérience des partis de la IIe
Internationale a enseigné qu’une insertion entière dans la légalité bourgeoise,
même si à l’origine elle se veut contrôlée ( et même
provisoire ),
débouche inévitablement sur le réformisme et l’opportunisme. Lénine insistait
souvent là-dessus et avec quelle clairvoyance, quand on sait maintenant la
façon dont les partis de la IIIe
Internationale ont confirmé le phénomène à leur tour et quand on voit la
décomposition ou/et la liquidation généralisée de ces « PC » institutionnalisés.
La lutte armée n’offre évidemment pas de garantie absolue
contre les déviations opportunistes ou autres, mais elle place les
protagonistes de la lutte des classes à un haut niveau d’antagonisme et réduit
ainsi à quasi rien la marge de manœuvre du réformisme. Preuve en est donnée par
ce simple exemple :
les réformistes se sont toujours détournés des organisations révolutionnaires
armées avec autant de conviction qu’ils mettaient à rejoindre en rangs serrés
des partis à prétention révolutionnaire mais dont les orientations stratégiques
étaient scrupuleusement respectueuses de l’espace délimité par la bourgeoisie
pour les forces d’« opposition ». Mao Tsé-toung
faisait d’ailleurs remarquer avec bon sens que la guerre révolutionnaire
présente l’utilité de nous débarrasser non seulement de nos ennemis mais encore
des éléments indésirables dans nos rangs.
La lutte armée présente donc deux qualités stratégiques / politiques
indissociables :
elle est pratique révolutionnaire totalisante et elle apparaît en tant que
telle. Non seulement elle trace matériellement une ligne de démarcation bien
nette entre l’ennemi et nous ( au contraire d’une lutte
intégrée au cadre démocratique bourgeois ), mais de surcroît cette ligne de
démarcation tangible révèle au prolétariat l’existence d’une initiative
réellement révolutionnaire, réellement irréductible.
Ces qualités font aussi de l’action armée un excellent
vecteur pour la propagande et le discours révolutionnaires. Pour autant qu’elle
soit menée de façon judicieuse — c’est-à-dire contre des objectifs clairement
perçus comme hostiles par les masses et sans léser ces dernières — l’action
armée permet de répandre au sein du prolétariat des principes idéologiques, des
thèses politiques, stratégiques nombreuses et précises. À ce niveau, bien sûr,
la lutte armée doit être épaulée par une activité d’agit-prop traditionnelle.
On comprend donc que l’agit-prop est indissociable de la lutte armée en même
temps qu’elle lui est nécessaire.
Aux premiers stades du processus révolutionnaire, la raison
de l’action armée est surtout idéologique et politique. Au fur et à mesure que
ce processus gagne en ampleur, acquiert de la maturité, se rapproche de son
objectif véritable qui est la prise du pouvoir par le prolétariat et la
destruction de la bourgeoisie ( de son État, ses forces armées, etc. ), la raison de l’action armée devient surtout militaire. Et
si l’importance réelle du rôle politique et stratégique initial de l’action
armée n’apparaît pas au premier coup d’œil — et que, pour cette raison, il est
éventuellement permis d’en discuter —, il n’en va pas de même en ce qui concerne
son rôle militaire ultérieur. N’est-il pas évident qu’en finalité l’on peut
seulement renverser une force matérielle par une autre force matérielle ?
Des forces matérielles, ce n’est pas ce qui manque à
l’ennemi. Depuis l’apparition de sociétés divisées en classes, l’aliénation
idéologique, politique, religieuse a constitué la première ligne de défense de
la classe dominante ...
et la force armée sa dernière. Dans sa propre conception, tout projet politique
se prétendant révolutionnaire doit donc apporter une réponse claire à la
question de l’inéluctable affrontement armé entre classe dominante et classe
dominée. Réponse qu’il n’est pas possible de postposer ( à moins
de postposer le projet révolutionnaire lui-même ) et réponse qui doit se traduire
par des éléments concrets, pratiques, présentés aux masses, car c’est de cette
façon que s’affirmera sa crédibilité.
En déclenchant la lutte armée dans une conjoncture qui n’est
pas révolutionnaire ( dans une période où l’idée révolutionnaire n’est
pas largement répandue dans les masses, où le prolétariat n’est pas mobilisé en
fonction d’objectifs révolutionnaires, etc. ), les communistes assument leur
fonction d’avant-garde politique et impulsent un processus dont l’intégrité est
évidente, un processus qui au présent considère objectivement l’avenir. Au fil
du développement politico-militaire le camp révolutionnaire fait l’expérience
de l’affrontement, en résout les difficultés, accumule des forces dans tous les
domaines, etc.
Il nous semble tout à fait évident que s’en remettre à
l’inspiration du moment insurrectionnel pour battre une bourgeoisie
expérimentée et organisée à grande échelle, armée jusqu’aux dents et prête à
tout, bénéficiant de structures, méthodes, équipements bien rodés, etc., n’est pas défendable. Seuls des fumistes qui ne se
sont jamais réellement posés la question de la révolution ou
des irresponsables prêts à conduire tout le monde à la catastrophe sont
capables d’un pareil choix. Le mouvement révolutionnaire ne peut faire
l’économie d’une riche, dure et longue expérience de lutte armée, au point de
vue politique comme au point de vue militaire.
[ La plus grande partie de cette réponse
a été reprise dans la première contribution des auteurs au débat « Lutte armée et politique
révolutionnaire / Violence révolutionnaire et construction du Parti,
aujourd’hui, en Europe » avec l’OCML Voie Prolétarienne,
publié en octobre 1992. ( Note
placée dans l’édition ) ]
29.
Quelle est votre conception de la Guerre Populaire ( ou
Révolutionnaire ) Prolongée ? En quoi cette conception s’apparente et se
différencie-t-elle de la Guerre Populaire Prolongée telle qu’elle a été conçue
et développée dans de nombreux pays dominés suite à la victoire du Parti
Communiste Chinois en 1949 ?
Notre conception stratégique de la guerre révolutionnaire
diffère avant tout de la stratégie classique,
maoïste, de la Guerre Populaire Prolongée par le fait qu’elle considère et
intègre une phase insurrectionnelle. Dans une certaine mesure, nous pouvons
dire que notre conception de la Guerre Révolutionnaire Prolongée combine des
principes stratégiques maoïstes et le schéma insurrectionnel de type bolchevik.
Cette combinaison recouvre deux étapes qu’il s’impose prioritairement de
distinguer. La première, défensive, vise essentiellement à l’accumulation des
forces ( dans
tous les sens du terme : forces organisationnelles, militaires, plus nombreuses et
puissantes, mais surtout progrès de la conscience de classe, etc. ) au cours d’une longue lutte de guérilla et grâce à elle ; la seconde, offensive, vise à la
prise du pouvoir d’État à travers l’insurrection de
masse.
La période d’accumulation de forces peut elle-même être
divisée en trois phases principales dont nous allons donner un aperçu général : la phase de la propagande armée,
la phase du harcèlement et la phase de l’assiègement.
La première phase, celle que les Cellules Communistes
Combattantes ont essayé d’impulser en 1984/1985 dans notre pays, est donc la propagande armée. Il s’agit là d’une
phase essentiellement idéologico-politique qui a pour
but d’animer et ancrer au sein des avant-gardes communistes et ouvrières la
conviction de la nécessité, de la justesse et de la praticabilité de la lutte
révolutionnaire. Les actions armées y poursuivent des objectifs prioritairement
idéologiques et politiques, elles visent à éveiller, démontrer, éduquer et
convaincre. La puissance de feu n’y entre pas réellement en ligne de compte, ce
qui est primordial est de mener des actions correctes, c’est-à-dire ralliant
politiquement de nouveaux camarades à la lutte révolutionnaire, renforçant sa
crédibilité auprès des masses, développant leur intérêt à son égard, etc.
La propagande armée peut donc être entreprise à une échelle
modeste, avec des moyens minimes et conduire à de bons résultats. Car les bons
résultats ne dépendent pas tant de l’importance des forces engagées ou de la
prouesse militaire réalisée que de l’intelligence politique à choisir des
objectifs appropriés, de la correspondance entre l’action, sa revendication et
la sensibilité de classe à un moment donné, et de la capacité du mouvement
militant à faire circuler cette revendication dans les secteurs les plus
intéressés, etc. Surévaluer l’aspect militaire
de l’action de guérilla aux dépens de son aspect politique est une erreur trop
souvent commise dans le mouvement révolutionnaire européen. Une action de
propagande armée doit bien évidement être préparée avec soin et menée avec
fermeté et efficacité, mais son choix, sa conception et son exploitation
politiques méritent autant sinon plus d’attention et d’investissement.
D’ailleurs, c’est en respectant strictement la priorité de l’aspect politique
des choses que l’on peut éviter un blocage ou une déviation militariste,
fut-elle simplement une imitation mécaniste des opérations effectuées par des organisations
prestigieuses dans des pays où l’engagement est plus avancé.
Nous pensons donc que la propagande armée peut être
pratiquée dès que les moyens en sont réunis ( et ces
moyens peuvent être modestes ... et efficaces ! Un sabotage artisanal, un incendie
au cocktail Molotov par exemple ). Autrement dit, il n’y a pas
de véritables conditions militaires requises au préalable, mais simplement des
exigences quant à la maturité et la responsabilité des militants, la correction
de la cible choisie et la correspondance des moyens engagés, le discours
revendicatif et l’état d’esprit du mouvement de classe. Nous sommes aussi
d’avis que la lutte armée peut être engagée par des groupes très réduits de
camarades, dans la mesure où nous ne lui fixons pas de préalables
organisationnels ( comme l’existence d’une organisation constituée,
voire la fondation du Parti ). Et sans perdre de vue la critique au radical-réformisme
ou au corporatisme, nous ne rejetons pas des initiatives cantonnées dans un
premier temps à certains secteurs de la classe quand elles sont issues d’eux.
Le principal est qu’au cours de cette phase se constitue une avant-garde
révolutionnaire expérimentée cherchant son unification sur la base du Marxisme-Léninisme, capable de construire l’embryon du Parti
de classe.
Pour conclure au sujet de cette première phase de la Guerre
Révolutionnaire Prolongée, nous voulons souligner l’importance qu’y revêt le
rapport dialectique entre les forces clandestines de la propagande armée et
l’aire publique d’agitation et de propagande. Cette dernière doit fonctionner à
plein rendement pour la valorisation des initiatives politico-militaires. Non
seulement les militants qui œuvrent dans son cadre doivent diffuser largement
le discours de la guérilla ( communiqués, résolutions, etc. ), mais de surcroît ils doivent exploiter sur leur terrain ( public ) et à leur manière ( légale et para-légale ) l’impact des actions armées pour
développer l’agitation, élever la conscience de classe et affirmer la
crédibilité du projet révolutionnaire dans les masses. De leur côté, en se
méfiant de l’opportunisme comme de la peste, les forces clandestines de
propagande armée doivent veiller à rendre leurs interventions aisément
exploitables par l’aire publique d’agitation et de propagande ( les
actions doivent être limpides, parfaitement exécutées et dirigées contre des
objectifs précis à des moments judicieusement choisis ).
La phase suivante est celle du harcèlement. Elle combine la poursuite de l’objectif idéologico-politique de la phase de propagande armée avec
la prise en charge d’objectifs plus spécifiquement stratégiques et politiques.
Ce tournant consacre l’ouverture de l’affrontement direct à deux niveaux : d’une part l’action
révolutionnaire vise à éroder l’emprise du pouvoir bourgeois sur la société,
d’une autre elle commence à bousculer
ce pouvoir lui-même.
Pratiquement, l’érosion de l’emprise du pouvoir bourgeois se
conçoit par la capacité des forces révolutionnaires à multiplier leurs attaques
contre les innombrables tentacules que ce pouvoir étend dans tout l’espace
social ( ainsi
les sièges des partis bourgeois, les administrations, les commissariats et
gendarmeries, les associations patronales, réactionnaires, des médias et des
institutions sociologiques, des intérêts économiques, des capitalistes et leurs
instruments ou leur personnel de coercition dans les entreprises, etc. ). Certes il importe toujours à ce stade que les actions
soient conçues en tenant compte de l’état d’esprit des masses et dans le souci
d’influer constructivement sur cet état d’esprit. Mais il s’agit à présent
d’aller plus loin qu’un simple objectif idéologico-politique,
il s’agit de mettre les mille et une ramifications du pouvoir bourgeois sous
une pression militaire suffisante pour l’obliger à les fortifier ou à les
abandonner. Un harcèlement fermement entretenu obligera l’ennemi à concentrer
ses organes de pouvoir indispensables afin de les défendre au mieux contre les
attaques de la guérilla. La finalité de cet engagement stratégique est à la
fois de renforcer le mouvement révolutionnaire et de déforcer le pouvoir
bourgeois, en contraignant ce dernier à se retrancher hors de l’espace social.
Pour l’ennemi le préjudice n’est pas tant que l’une ou l’autre de ses agences
soit incendiée à deux ou trois reprises mais bien qu’il doive abandonner ce
poste avancé dans l’univers social ou le transformer en forteresse et que son
caractère d’intrus soit ainsi révélé.
Le rapport de force prolétariat / bourgeoisie ne
se modifie pas uniquement par les progrès de la conscience de classe, ces
progrès doivent se combiner à d’autres ( organisationnels,
stratégiques, militaires, etc. ) pour que le prolétariat puisse à
terme aborder victorieusement l’insurrection. La phase du harcèlement y
contribue parce que d’une part elle élève la conscience de classe ( à travers la continuité de la
propagande armée et par l’incidence idéologique de l’obligation faite au
pouvoir de se rétracter hors du champ social — avec ce que cela suppose comme
perte de légitimité et démonstration du caractère autonome et parasitaire du
bloc État / bourgeoisie ) et d’une autre elle conduit les
forces révolutionnaires vers un contexte bien plus favorable au déclenchement
de l’insurrection, à savoir la phase de l’assiègement.
La phase de l’assiègement — ultime phase de l’étape pré-insurrectionnelle de la Guerre Révolutionnaire
Prolongée — est l’aboutissement de la phase du harcèlement. C’est celle où,
dans tous les domaines, le pouvoir bourgeois a été forcé par la guérilla à
abandonner ses points d’appui secondaires et à concentrer et fortifier les
autres : celle
qui voit la militarisation de l’ordre social, où les forces armées bourgeoises
se meuvent hors de leurs casernes comme dans un pays ennemi ( de la façon militairement la plus
sûre pour faire face à une embuscade ... c’est-à-dire d’une façon
désastreuse au niveau idéologique, politique et stratégique : l’exemple de l’Irlande du Nord où
le moindre commissariat est transformé en bunker hérissé d’antennes et de
caméras, percé seulement de quelques meurtrières et entouré de chicanes, où les
patrouilles circulent en convois blindés dans les villes, etc.,
illustre clairement l’aspect stratégique de l’assiègement ) ; celle où le camp bourgeois est
rendu incapable de reprendre l’initiative contre-révolutionnaire par l’action
continue, vigoureuse et sélective du Parti et de ses combattants ; celle où le pays n’est plus un
allié absolument crédible pour le grand banditisme impérialiste, etc.
Au-delà de son contenu, la principale responsabilité de la
phase de l’assiègement tient dans sa perpétuation. Et
sans doute est-ce là un problème des plus délicats : il s’agit de conserver
l’initiative dans l’attente de l’apparition imprévisible
de la situation de crise révolutionnaire et du déclenchement de l’insurrection.
Or cette phase est évidemment réversible. Il suffit de penser au cas où les
forces révolutionnaires ( qui, à ce stade, sont
nécessairement organisées en Parti de classe ) subissent d’importantes pertes et
sont incapables d’y remédier, jusqu’au point de ne plus pouvoir maintenir une
pression suffisante sur l’ennemi et donc l’empêcher de quitter sa position
d’assiégé, ou lorsqu’elles doivent faire face à une intervention impérialiste
étrangère renforçant démesurément les forces de la réaction. On comprend alors
combien la phase de l’assiègement doit être soutenue
quand on sait qu’elle constitue la meilleure position du mouvement de classe
pour s’engager dans l’insurrection : les forces révolutionnaires
constituées sont puissantes, expérimentées et équipées, elles se meuvent dans
le prolétariat « comme
un poisson dans l’eau », tandis que l’ennemi est concentré en quelques zones
parfaitement inaccessibles aux opérations de guérilla mais surtout
indéfendables face à un véritable engagement insurrectionnel.
Le matérialisme historique enseigne qu’une insurrection
victorieuse procède de facteurs non seulement subjectifs mais aussi objectifs,
c’est-à-dire indépendants de la volonté des groupes sociaux, comme par exemple
une aggravation sensible de la misère des masses ( et donc
une augmentation de leur combativité ) ou encore une crise politique
insurmontable dans le pouvoir bourgeois. L’échéance de l’insurrection est donc
dans une large mesure imprévisible alors que la raison de la stratégie
révolutionnaire est de rendre le camp du prolétariat toujours plus apte à
exploiter une situation insurrectionnelle. La phase de l’assiègement
est précisément celle où le mouvement révolutionnaire dispose de la meilleure
position stratégique pour le passage aux formes de lutte insurrectionnelle et
c’est pourquoi, dans l’attente de la situation propice, son développement se
traduit par son maintien, son approfondissement et son perfectionnement. En
arriver à assiéger le pouvoir bourgeois ( dans tous
les domaines, y compris ses forces de répression ) et maintenir ce siège est
accessible par la maîtrise du processus qui voit les armes de l’ennemi se
retourner contre lui. En fait, il serait plus précis de dire qu’il faut
maîtriser le processus qui voit les avantages tactiques de l’ennemi se convertir
en désavantages stratégiques. Quelques exemples aideront à mieux nous faire
comprendre.
Le principe de l’action de guérilla consiste à mener une
action prompte et inattendue dans des conditions tactiques favorables, pour se
replier avant que l’ennemi ait pu déployer sa supériorité en hommes et en
armement. Face à la guérilla, l’ennemi dispose de deux grands axes de riposte : le politique ( essentiellement
la guerre psychologique ) et le policier / militaire. Nous ne parlerons pas ici du premier, nous le
faisons plus loin à l’occasion de la question n° 32, mais tout le monde sait déjà qu’il s’agit de l’orchestration
systématique de campagnes d’intox, de falsification, de calomnies ordurières, etc.
Le second axe, la riposte policière / militaire, prend
forme de trois manières. Primo : l’investigation, c'est-à-dire
l’identification, l’espionnage, l’infiltration, l’isolement, etc., et la destruction des forces et structures de la
guérilla. Ces pratiques policières se contrent par des mesures de sécurité et
d’autodéfense, par le cloisonnement strict de l’illégalité, par des initiatives
paralysant, égarant ou liquidant les sbires du régime, etc.
( bien
entendu, nous rappelons que l’élément déterminant de la capacité de résistance
des forces révolutionnaires reste en premier lieu leur fermeté politico-idéologique ). Secundo :
la fortification, c’est-à-dire le renforcement de la sécurité des structures ou
personnes susceptibles de faire l’objet d’une attaque de la guérilla, dont une
des conséquences est d’obliger les forces révolutionnaires à consacrer plus de
temps, de moyens et d’effectifs pour la réalisation de leurs opérations. Tertio : l’interception, c’est-à-dire la
capacité de réagir instantanément à l’action de guérilla pour empêcher le repli
de l’unité combattante, l’encercler, l’accrocher, l’anéantir.
Fortification et interception sont des méthodes de riposte
qui bénéficient de nombreux progrès techniques ( dans le
domaine du matériel, des équipements, etc. ) et qui se combinent en tenailles : d’une part elles contraignent la
guérilla à consacrer plus de temps et à investir des moyens plus lourds pour
une action donnée, d’autre part elles lui laissent moins de temps et de
latitude pour mener l’opération et se replier avec une marge de sécurité
raisonnable. L’incidence tactique de ce mouvement de tenailles est donc
indiscutablement gênante mais l’outil témoigne que l’ennemi lui-même se place
sur la défensive, qu’il se trouve en position d’attaqué.
Malgré les difficultés tactiques qu’entraînent la qualification des forces
d’interception ( espionnage vidéo et dispositifs de bouclage de
villes entières, patrouilles spécialisées rapides, etc. ) et la course à la fortification,
elles vont dans le sens des objectifs stratégiques révolutionnaires : elles installent l’ennemi dans une
position d’assiégé.
Par ailleurs, du point de vue stratégique il est bien plus
utile d’attaquer les forces employées par l’ennemi à l’îlotage que celles
destinées à l’interception, même si ce sont ces dernières qui posent le plus de
problèmes lors des actions. De même qu’il est moins intéressant de s’échiner à
mener des actions de grande ampleur pour atteindre l’ennemi dans ses bases les
plus vitales — et donc les plus fortifiées — que de porter des coups peut-être
modestes mais incessants contre les objectifs moins capitaux et plus
accessibles. En résumé, il faut doser les investissements de telle façon que la
mesure retenue serve l’objectif stratégique tout en garantissant aux forces de
la guérilla une marge de manœuvre tactique minimale.
En ce qui concerne les différences entre la stratégie de la
Guerre Révolutionnaire Prolongée telle que nous la concevons pour les pays
impérialistes et la stratégie de la Guerre Populaire Prolongée élaborée par le
Parti Communiste Chinois lors de la guerre contre l’envahisseur japonais et
contre le Kuomintang, il faut reconnaître qu’elles
sont nombreuses. D’abord, dans les centres impérialistes la lutte armée adopte
la forme de la guérilla urbaine. Les conditions objectives ( sociales,
démographiques, géographiques ) interdisent toute guérilla rurale à grande échelle, et
plus encore l’établissement de zones libérées où s’exercerait le nouveau
pouvoir révolutionnaire. L’établissement et l’administration de zones libérées est un des piliers de la stratégie de la Guerre Populaire
Prolongée comme l’ont conçue les camarades chinois, et nous devons lui
substituer ici la construction et le développement de réseaux clandestins dans
les concentrations urbaines et industrielles. La capacité ennemie d’amener des
forces armées d’une supériorité écrasante et en un délai très bref dans
n’importe quel coin du pays nous interdit de contrôler militairement un espace
donné ( un
quartier, par exemple ) plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour mener une
action de guérilla ou une agitation politique protégée.
Cette différence en engendre d’autres. Ainsi, dans la Guerre
Populaire Prolongée telle qu’elle fut et reste menée dans les pays dominés, la
transition entre guerre de guérilla et guerre de mouvement se réalise
progressivement dans le mouvement d’encerclement des villes par les campagnes,
par l’accroissement des zones libérées et la réduction des zones toujours sous
le contrôle de l’ennemi. Pareil mécanisme stratégique ne nous est pas
accessible. Ici, la charnière entre guerre de guérilla et guerre de mouvement
s’établit au moment où la Guerre Révolutionnaire Prolongée fait place à
l’insurrection de masse. À ce moment-là seulement, et dans un bref laps de
temps, la conversion s’opère et les forces révolutionnaires sont mises en
demeure de prendre le contrôle du plus grand ( et
propice )
espace et de l’élargir encore.
Nonobstant les différences d’ordre stratégique, il faut
aussi prendre en considération les différences d’ordre politico-social
induites par la différence de structure sociale entre les pays dominés et les
pays impérialistes très développés comme ceux d’Europe occidentale. La plus
importante de ces différences tient dans le caractère de classe de la guerre
révolutionnaire. Dans l’expérience chinoise comme dans celle de la plupart des
pays dominés du tiers-monde, la Guerre Populaire Prolongée reposait sur une
alliance de classe entre la classe ouvrière ( numériquement
faible mais politiquement centrale ), la petite-bourgeoisie
économique et intellectuelle ( très influente ), certains secteurs de la
bourgeoisie nationale et surtout, la paysannerie ( la classe la plus étendue qui porte
sur ses épaules l’essentiel de la guerre de guérilla ). Rien de tout cela chez nous.
Dans les pays impérialistes comme ceux de l’Europe de l’ouest,
l’importance du prolétariat est telle qu’aucune alliance de classe, stricto
sensu, n’est envisageable. Non que des éléments issus de la petite-bourgeoisie
ou de la paysannerie ne puissent rallier le processus révolutionnaire, mais ce
ralliement devra consister en une adhésion entière à la perspective
prolétarienne. La liquidation économique de la petite-bourgeoisie
atteint ici un degré extrême ; il n’est pas un secteur jadis trusté par cette classe ( commerces,
services en tout genre, etc. ) d’où le grand capital ne procède
pas à son éviction. Partout l’emploi salarié se substitue à l’emploi
indépendant. Un clivage très net s’opère parmi la petite-bourgeoisie
intellectuelle, qui en rapproche objectivement du prolétariat la majeure partie
et en soude le reliquat à la bourgeoisie ( cadres,
spécialistes, etc. ). Précisons encore qu’au niveau
idéologique la petite-bourgeoisie n’a plus la moindre
identité progressiste propre et qu’elle se retrouve contrainte soit d’adopter
les idéaux prolétariens, soit de se prostituer à la réaction bourgeoise.
En raison du haut degré de développement économique atteint
dans les centres impérialistes européens ( et compte
tenu de la structure sociale qui en découle ), le processus révolutionnaire dans
ces pays est de nature ouvertement prolétarienne et communiste. Point n’y est
besoin d’étape intermédiaire à l’édification socialiste, ni politique ( la
démocratie bourgeoise a déjà livré tout son contenu historique progressiste et
l’indépendance nationale —dans le cadre de l’ordre impérialiste mondial — est
acquise ),
ni économique ( il
n’y a pas de bourgeoisie nationale à ménager : l’expropriation prolétarienne peut
et doit être drastique ). Cet aspect des choses justifie aussi le fait que nous
parlions de stratégie de Guerre Révolutionnaire Prolongée en place de Guerre
Populaire Prolongée. Nous pourrions éventuellement parler de stratégie de
Guerre Prolétarienne Prolongée, en raison de son caractère de classe exclusif,
mais nous l’évitons par souci de clarté : le prolétariat ne s’engage
massivement en tant que tel qu’au moment de l’insurrection, c’est-à-dire
précisément quand s’achève l’étape de la Guerre Révolutionnaire Prolongée.
Tout cela dit, il est indiscutable que nous,
révolutionnaires des métropoles, avons tout intérêt à explorer minutieusement
l’immense bagage d’expérience accumulé par le Mouvement Communiste
International au cours des guerres populaires menées en Chine, au Vietnam ou
ailleurs. Un exemple entre mille : nous sommes attachés à la thèse du « Parti combattant », c’est-à-dire à l’option d’un
parti accomplissant lui-même le travail politico-militaire, et la manière
d’intégrer ce travail dans le cadre de l’activité classique du Parti pose de
nombreux problèmes. S’il s’agissait seulement de quelques opérations
clandestines ( l’élimination d’indicateurs et d’infiltrés,
l’accumulation d’armes, la formation de cadres en vue de l’insurrection, etc. ), la solution d’un appareil clandestin rattaché à la
direction du Parti et à l’Internationale — solution adoptée par les partis kominterniens — ferait parfaitement l’affaire. Mais pour
nous il s’agit maintenant de mener une guerre révolutionnaire dont la conduite
est bien plus politique que militaire et cela appelle des solutions inédites.
C’est à ce propos que le bagage d’expérience évoqué plus haut peut nous être
utile. Dans la mesure où un appareil entièrement militaire, faisant pièce aux
structures politiques habituelles du Parti, pleinement autonome mais dépendant
de ses instances dirigeantes, ne nous paraît pas adapté au caractère
spécifiquement politico-militaire de la Guerre Révolutionnaire Prolongée
métropolitaine, et dans la mesure où une dilution des forces militaires et une
ventilation des tâches de guérilla dans les structures de base du Parti nous
semble irréaliste, sinon irresponsable, ce que nous pouvons apprendre de la
manière dont le général Giap a combiné des forces militaires spécialisées,
autonomes et puissantes ( celles du Nord ) et des forces armées
occasionnelles, légères et issues d’organisations de base ( celles du FNL ), nous intéresse au plus haut
point. Car en effet, on peut imaginer que la solution aux problèmes structurels
posés par la thèse du Parti combattant et la stratégie de Guerre
Révolutionnaire Prolongée réside dans une combinaison de ce type, qui verrait
les structures de base du Parti ( cellules, comités, etc. ) contribuer ponctuellement, prudemment et avec des moyens
limités, à la propagande armée et au harcèlement, tandis qu’un appareil
militaire spécifique, dépendant directement des plus hautes instances du Parti,
assurerait de manière efficace les initiatives politico-militaires de grande
envergure, le tout parfois coordonné dans des campagnes uniques. Le type
d’organisation adopté par le Front de l’Indépendance
dans la Résistance anti-nazie avec la structure des Partisans Armés d’une part
et celle des Milices Patriotiques d’autre part présente également beaucoup
d’intérêt à ce propos.
Quoi qu’il en soit, tout cela nécessitera encore beaucoup de
réflexions et d’expériences. Ce que nous pouvons seulement apporter à ce sujet
maintenant sont des travaux exploratoires visant à préparer au mieux les
tournants que le camp de la révolution doit aborder à l’avenir.
[ Ce texte constitue l’essentiel de la
seconde contribution des auteurs dans le débat « Lutte armée et politique
révolutionnaire / Violence révolutionnaire et construction du Parti,
aujourd’hui, en Europe » avec l’OCML Voie Prolétarienne.
Cette seconde contribution ainsi que celle des camarades français seront
prochainement publiées ensemble. ( Note placée dans l’édition ) ]
30.
Comment voyez-vous pratiquement le processus de
construction de l’avant-garde révolutionnaire à partir de la situation actuelle
du mouvement de classe en Belgique ?
La question nous semble bien posée en ce qu’elle lie le
problème à résoudre à la situation qui le détermine. Première donnée
essentielle :
dans notre pays, il est question de construction de l’avant-garde
révolutionnaire, compte tenu du fait que depuis grosso modo un demi-siècle
aucune force politique n’a pu prétendre à cette responsabilité ( nous
précisons notre analyse à ce propos en répondant aux questions n° 11 et 12 ), la cassure historique est nette,
la vacuité installée. La scission du PCB dans les années 1960 et l’apparition
des groupes « maoïstes » un peu plus tard auraient
éventuellement pu déboucher sur une sorte de reconstruction à partir des
meilleurs acquis historiques, mais ce ne fut pas le cas. Aujourd’hui, le PCB
révisionniste a disparu et l’extrême-gauche
institutionnelle ( POS et PTB ) patauge irrémédiablement dans
l’opportunisme, le crétinisme parlementaire, etc., et
collabore avec empressement à la contre-révolution.
Les révolutionnaires en Belgique se trouvent donc face à une
situation de vide complet, une situation où tout doit être apporté, tout doit
être construit. Pour notre part, nous avons l’habitude de dire que les Cellules
Communistes Combattantes sont le produit de cet extrême dénuement du mouvement
révolutionnaire de classe et plus encore le produit de l’impérieuse nécessité
historique d’en sortir. En effet, seules jusqu’à présent les Cellules ont
emprunté la voie qui, partant de la pénible situation présente, permet de
progresser dans la lutte pour la révolution. Et si la modestie et la fragilité
de notre organisation ont témoigné de l’atomisation et du désarroi de
l’ensemble des forces prolétariennes, il faut mettre cela en rapport avec la
longueur et la profondeur de la déchéance du mouvement communiste dans le pays
et comprendre en conséquence que cette atomisation et ce désarroi sont à ce
point enracinés qu’ils caractériseront un certain temps encore la réalité où
agir.
Il serait donc vain d’espérer voir apparaître ici à brève
échéance une force organisationnelle réellement implantée dans tous les
secteurs prolétariens ( ou, du moins, les principaux ) et qui pourrait ainsi prétendre à
la polarisation de l’ensemble des initiatives des avant-gardes révolutionnaires
de la classe. Pas plus que les Cellules Communistes Combattantes ne le
pouvaient ( elles ont toujours été très claires à cet égard ), personne ne pourrait prétendre
aujourd’hui à la centralisation structurelle des potentialités et forces
révolutionnaires :
les conditions objectives pour ce faire ne sont tout simplement pas réunies.
Pourtant cette centralisation est capitale. C’est la raison pour laquelle les
communistes et les prolétaires d’avant-garde en Belgique doivent
prioritairement travailler à l’émergence de ces conditions.
Pratiquement, cela implique à notre avis la constitution
d’une véritable trame d’initiatives révolutionnaires, la construction
responsable de nombreuses petites unités politico-militaires actives, le plus
généralement — hélas ! — isolées les unes des autres. C’est là tout le principe
stratégique du mot d’ordre « Que mille cellules naissent ! » : puisque actuellement
l’établissement d’une organisation révolutionnaire à même d’exercer une action
centripète est hors de portée, il est du devoir de chaque camarade d’œuvrer
concrètement à l’impulsion d’initiatives révolutionnaires, quelles qu’en soient
les limites ou le degré d’isolement initiaux. Seules l’apparition d’un pareil
réseau ( dont
le développement se fera naturellement en maillage ), sa dynamique propre et son action
sur la réalité politico-sociale permettront le
dépassement de la décomposition et du désarmement ( dans tous les domaines et en premier
lieu politique )
actuels du camp révolutionnaire, la conquête d’étapes supérieures de lutte pour
la révolution.
Toutefois, que l’on nous comprenne très bien : cette conception stratégique
particulière d’émergence est indissociable de l’objectif primordial de
construction de l’organisation unique, politique et combattante, centralisée et
hiérarchisée, catalysant et synthétisant les aspirations de l’ensemble du
prolétariat dans une perspective historique, regroupant tous les éléments
d’avant-garde de la classe.
Car la pire des erreurs serait bien sûr de s'installer dans
l’éparpillement ou de s’en accommoder politiquement : au plus tôt nous en aurons fini
avec lui, au mieux cela vaudra ! Cette situation n’est tolérable que dans l’exigence de sa
liquidation la plus rapide et entière. Voilà pourquoi aujourd’hui toute
initiative particulière porte une immense responsabilité vis-à-vis du processus
général d’unification. Une responsabilité qui doit se traduire par une
attention exceptionnelle portée au caractère et à l’incidence de toute pratique
révolutionnaire. Seule la recherche permanente d’unité théorique, politique et
stratégique, pourra remédier aux inconvénients et limites de l’inévitable décentralisation
initiale. Seule la démarche d’unité — dans la lutte — apportera au mouvement
communiste révolutionnaire les caractères objectifs et subjectifs nécessaires
au progrès historique que représentera la fondation de l’Organisation
Combattante des Prolétaires.
31.
L’action des Cellules Communistes Combattantes
surprit le mouvement révolutionnaire européen et lui sembla inespérée parce que
sortant toute achevée du néant. Le silence de l’organisation depuis vos
arrestations apparaît comme tout aussi inhabituel. Qu’en est-il exactement des
Cellules Communistes Combattantes ?
« Ce qu’il en est » des Cellules Communistes
Combattantes en 1984/1985 peut être récapitulé par une formule connue dont nous
n’aimons pas beaucoup le terme : il s’agit d’une organisation de « seconde génération » dans le nouveau mouvement
révolutionnaire européen. À la différence des grandes organisations qui ont été
portées par la vague des années 1960 et dont l’apparition au début des années 1970
a établi la reprise de la lutte révolutionnaire en Europe de l’Ouest ( nous pensons à la RAF, aux BR,
au PCE(r) et aux GRAPO ... ), les Cellules se sont constituées alors que le mouvement
avait déjà accumulé une somme considérable d’expériences dont elles ont pu
tirer force et profit. Là réside l’unique et véritable explication des qualités
de notre organisation ... comme d’ailleurs sans doute une des causes de sa
fragilité.
On peut en tirer un double enseignement. Primo, que la lutte fait
toujours progresser la lutte, non seulement dans ses aspects victorieux mais
aussi à travers ses tâtonnements, ses erreurs, ses échecs. Le mouvement
révolutionnaire ne doit pas être « surpris » : il a une part de paternité
vis-à-vis des Cellules ! Dans ce sens, nous croyons aussi que l’expérience de lutte
de 1984/1985 contribuera inévitablement tôt ou tard à la reprise concrète de
l’initiative révolutionnaire dans notre pays. Secundo, qu’il faut savoir appliquer correctement les indications
fournies par une expérience particulière — avec son propre cadre objectif,
social, historique — dans une autre situation à un autre endroit et un autre
moment. Nous pensons qu’un manque de vigilance à ce niveau est sans doute une
des causes de la déviation militariste de notre organisation, déviation qui la
rendit excessivement vulnérable à la répression.
Avant même la gestation des Cellules Communistes
Combattantes dès 1983, les expériences des camarades allemands, italiens et
d’ailleurs avaient déjà fait l’objet de nombreuses discussions et analyses, ce
qui permit à notre organisation d’acquérir en assez peu de temps ( du point de vue organisationnel
s’entend, nous ne parlons pas ici de l’ancienneté de l’engagement politique des
militants ayant animé la gestation et présidé à la fondation des Cellules ) une maturité pour laquelle une
décennie avait été nécessaire dans d’autres circonstances. Mais cette maturité,
ce caractère achevé de l’action de notre organisation dès ses premières
manifestations publiques n’éliminait en rien cette loi qui veut qu’une lutte de
guérilla soit la plus vulnérable au cours de sa période d’implantation. Cette
maturité, ce caractère achevé n’empêchait pas que les Cellules restaient très
faibles et fragiles parce que jouissant d’un enracinement social excessivement
restreint et de bien peu d’expérience propre.
Il n’y a donc pas de contradiction entre la faiblesse et la
fragilité initiales des Cellules Communistes Combattantes ( qui ont
toujours été parfaitement claires à ce sujet dans leur expression ) et le caractère mûr et compétent
qu’elles pouvaient présenter à l’extérieur ( entre autres par l’intensité et la
qualité de leur activité militaire, fruit d’une préparation autonome soignée au
cours d’une coopération mutuellement profitable avec Action Directe notamment ).
Rappelons pour conclure que les Cellules ont aussi pu
apparaître à première vue bien plus puissantes qu’elles ne l’étaient, en raison
de l’importance exagérée accordée en 1984/1985 au travail militaire —
c’est-à-dire à une activité apparente, fortement médiatisée — par rapport au
travail politico-structurel clandestin, et nous
pensons ainsi avoir répondu à la question.
32.
Pourquoi ne répondez-vous pas aux nombreuses
calomnies, aux amalgames diffamatoires répandus sans discontinuité dans la
presse ? Votre mutisme face à ces manipulations est incompréhensible
pour certains camarades, voire troublant pour d’autres. Ainsi, par exemple,
pouvez-vous dire ce qu’il en est de l’affaire de l’attaque de la caserne à Vielsalm en 1984, dont une partie du produit aurait été
retrouvée dans des bases des Cellules, alors que selon divers journalistes ou
politiciens bourgeois cette attaque aurait été menée par des commandos US ?
Le combat et la propagande révolutionnaires sont les seules
réponses véritables et clarificatrices aux monceaux de pourriture répandue contre
les combattants communistes, leurs luttes, leurs organisations et leurs idéaux.
La pratique des Cellules Communistes Combattantes et leur
expression politique en 1984/1985, notre attitude face à la répression et notre
travail politique en tant que prisonnièr(e)s depuis bientôt huit années constituent les réponses
justes aux innombrables mensonges et médisances colportés par la bourgeoisie,
ses flics, ses démocrates les plus vils et ses gauchistes les plus corrompus.
Que dire d’autre et à quel niveau ? Pourrait-on croire que les
calomniateurs se trompent accidentellement ? Qu’ils attendent que nous leur
décrivions la réalité qu’ils ont sous les yeux pour en découvrir la vérité et
la véhiculer ?
Ce serait plutôt naïf.
Certes tous les calomniateurs ne sortent pas du même moule,
n’émargent pas à la même caisse, ne partagent pas les mêmes motivations. Mais
qu’ils soient agents du Groupe Interforces
Anti-terroriste spécialisés dans la guerre psychologique, journalistes ou
intellectuels prétentieusement convaincus d’une indépendance comme d’une grâce
de Croisés de la Sainte Démocratie, rédacteurs de romans crapulo-sadico-pornographico-policiers
ou encore gauchistes dépravés aux abois, etc., à
leurs façons respectives tous finalement poursuivent consciemment ou
inconsciemment un même but : rejeter et faire rejeter la vérité historique, la vérité
révolutionnaire de la cause et du combat communistes.
La totale incohérence des calomniateurs constitue d’ailleurs
la meilleure démonstration de leur inexpugnable mauvaise foi. À les entendre ou
à les lire, il a été successivement démontré — généralement « preuves à l’appui » — que nous étions des créatures de
l’extrême-droite, de la Sûreté de l’État, de la CIA, du KGB, des services secrets bulgares, du
colonel Khadafi, des organisations libanaises et/ou palestiniennes,
de « l’euroterrorisme », de la Loge P2, des réseaux Gladio, de la maffia de la drogue, et nous ne craignons
nullement d’en oublier puisque demain la liste s’allongera encore. Mais cette
incohérence forcée ne gêne en rien les calomniateurs puisqu’à travers elle ils
trouvent la manière la plus imparable d’œuvrer : « si ce n’est plus ça, c’est que c’est
autre chose — de pire ! », et quoi qu’il en soit notre lutte dont les tenants et les
aboutissants sont pourtant clairs comme le cristal deviendra ainsi toujours
quelque chose de louche, aux fondements obscurs, aux pratiques troubles, aux
objectifs mystérieux ...
Démentir les scénarios inépuisables de pareille logique
manipulatrice serait donc non seulement un investissement vain — un travail de
Sisyphe — mais de surcroît cela reviendrait à apporter une caution à cette
logique elle-même. Le piège qu’elle tend est justement celui d’un faux dialogue
sur le terrain de ses provocations, dans l’optique de sa vision policière de
l’histoire. Par exemple, démentir cette saloperie selon laquelle les Cellules
Communistes Combattantes pourraient être liées aux « tueurs du Brabant » reviendrait à accréditer l’idée
qu’une telle chose soit du domaine du possible et qu’il puisse être raisonnable
de s’en inquiéter. Or, ce qui est juste et fondamental n’est pas de prétendre
qu’au niveau du fait divers cette connexion n’existe pas, c’est de démontrer
objectivement par nos orientations et notre pratique révolutionnaires qu’une
telle relation est par nature impossible : la lutte des Cellules exprime les
intérêts populaires tandis que les « tueries du Brabant » sont foncièrement anti-populaires.
Bien entendu nous ne nions pas que les campagnes de
manipulations et de calomnies contre les Cellules Communistes Combattantes
portent ici et là des fruits empoisonnés. Mais on n’y changera rien en perdant
son âme et son temps dans des polémiques malsaines, sur le terrain de la
contre-révolution, avec des journalistes à son service ( nous le
répétons, des gens pas forcément salariés par la police, mais s’identifiant
pleinement au régime bourgeois démocratique de par leur identité réactionnaire
de classe, celle de la petite-bourgeoisie
intellectuelle aujourd’hui ). Ce qui est nécessaire, c’est de développer les forces et
la pratique révolutionnaires afin qu’elles apportent un démenti vivant et
permanent aux mensonges des médias bourgeois, afin qu’elles sachent toujours
plus empêcher ces médias de nuire et rendent la conscience sociale toujours
moins vulnérable à leurs manipulations.
Si aujourd’hui certaines personnes peuvent être sincèrement
troublées parce que nous ne jugeons pas bon de réfuter systématiquement les
ragots orduriers colportés contre nous, notre organisation et son idéal, nous
croyons pour notre part que la meilleure chose à faire est de les appeler à
réfléchir sur leur propre fragilité face aux manœuvres du régime et de sa
presse. Nous pensons qu’il manque à ces personnes non pas l’un ou l’autre
détail concernant l’organisation de la lutte ou notre vie privée, mais bien une
fermeté idéologique, une juste compréhension de la politique et de la praxis
révolutionnaires et donc une confiance dans celles-ci. Car la réponse à toutes
les calomnies passées, présentes et futures est contenue dans la lutte
révolutionnaire même, nulle part ailleurs.
Cela dit, nous pouvons préciser sans aucun problème ce qu’il
en a été de l’attaque de la caserne de Vielsalm en
mai 1984. Cette action — tout comme celle menée contre le dépôt d’explosifs de
la carrière de Scoufflény quelques semaines plus tard
— a été menée par des combattants révolutionnaires internationalistes au
bénéfice exclusif du mouvement révolutionnaire européen. Les armes saisies à Vielsalm — tout comme l’explosif saisi à Ecaussines — ont servi à équiper les Cellules Communistes
Combattantes et d’autres organisations révolutionnaires européennes, et voilà
comment les flics retrouvèrent des fusils FAL, FALO et des
pistolets-mitrailleurs Vigneron — tout comme de l’Irémite,
de la Tolamite, de la Triamite
et de la Dynamite — lorsqu’ils investirent des bases de notre organisation à
travers tout le pays, ou des bases d’Action Directe à
Bruxelles puis en France.
Il n’y a jamais eu l’ombre du moindre militaire US dans
cette affaire ( peut-être y avait-il des manœuvres militaires en
cours la même nuit dans la même région, nous en ignorons tout ), et le fait que ce grotesque
bobard — émis à l’origine par un gangster en cavale, mythomane notoire lié au
fasciste Militis ! — ait été récupéré avidement puis
servi à toutes les sauces par des journalistes foireux, des gauchistes putrides
et une commission d’enquête parlementaire bidon en dit long sur le sérieux de
ces irremplaçables garants de la Sainte Démocratie !
33.
Que pensez-vous de la thèse affirmant que la construction
d’un authentique Parti Communiste est un préalable incontournable à l’ouverture
de la moindre pratique armée ?
Nous pensons que cette thèse pèche par dogmatisme. Elle
considère une méthode de lutte et la charge d’un contenu politique et
stratégique immuable, trans-historique. Précisément elle réduit la lutte armée
au rôle que lui conféraient les Bolcheviks en leur temps et dans leur
situation, ou encore les communistes chinois dans les leurs. Nous rejetons donc
cette thèse en nous basant sur le fait qu’aujourd’hui dans les métropoles
impérialistes la dimension acquise par la lutte armée ( essentiellement en tant que
propagande armée )
est originale, ce qui impose au minimum une nouvelle réflexion.
Nous ne nions pas que la guerre de partisans décrite par
Lénine, les étapes supérieures de la Guerre Révolutionnaire Prolongée et, bien
entendu, l’insurrection imposent l’existence d’un authentique Parti
prolétarien. Le fond du problème consiste donc à bien définir les diverses
tâches, les étapes objectives et subjectives du processus révolutionnaire et à
bien comprendre leur relation dialectique. Aux tâches qui expriment un certain
degré de maturité de la lutte de classe doit correspondre le degré de maturité
organisationnelle approprié, le Parti. Et vice versa. Mais avant cela ?
Avant cela il ne peut être question de s’abstenir de mener
le travail d’agitation et de propagande communistes pour la seule raison que le
Parti n’existe pas encore. Et même plus, il est nécessaire de mener l’agitation
et la propagande révolutionnaires pour faire surgir et réunir les forces à même
d’édifier le Parti. Tel est le sens de la lutte armée menée par le courant
marxiste-léniniste du mouvement révolutionnaire européen, et donc par les
Cellules Communistes Combattantes en 1984/1985.
À notre avis, les adeptes de la thèse dogmatique qui soumet
une fois pour toutes la pratique armée à l’existence
et à la direction du Parti Communiste commettent une double faute. La première,
nous en avons déjà parlé, ils ne comprennent pas le rôle politico-idéologique
essentiel de la lutte armée dans le processus révolutionnaire au sein des
métropoles impérialistes. La seconde, leur conception du Parti révolutionnaire
et de son processus d’édification est idéaliste.
Le Parti ne naît ni hors ni avant la lutte. Il naît dans la
lutte révolutionnaire, comme expression du développement et de la maturation
des forces révolutionnaires, comme témoin de la radicalisation de
l’affrontement des classes.
Au premier temps du processus révolutionnaire correspondent
des forces faibles et relativement isolées ( telles
les Cellules Communistes Combattantes ). Au second stade émerge une
organisation ( que nous appelons « Organisation Combattante des
Prolétaires »
) qui polarise les manifestations
croissantes de la lutte révolutionnaire et constitue l’embryon partitiste. Et seulement ensuite, à un niveau supérieur,
apparaît le Parti comme expression organisée de l’avant-garde révolutionnaire
du prolétariat capable de représenter les intérêts généraux et particuliers de
tout le prolétariat dans la lutte des classes.
Le Parti ne se proclame pas, ne se décrète pas : il se fonde dans la lutte à un
certain moment du processus révolutionnaire, bien après les premières
initiatives — armées ou non — d’agitation, de propagande et de structuration.
De ce fait, reporter le déclenchement de la propagande armée après la fondation
du Parti équivaut, dans la situation des métropoles impérialistes aujourd’hui,
à entraver le progrès révolutionnaire ... et donc la marche menant à la
fondation du Parti !
Pareil report consiste finalement à rejeter un élément capital pour la réunion
des conditions nécessaires de fondation du Parti Communiste !
34.
Que pensez-vous de l’analyse selon laquelle la lutte
armée est prématurée dans la mesure où l’heure serait à un patient travail
d’organisation et de politisation des éléments avancés de la classe ouvrière et
non au ralliement des masses à la révolution ?
Nous pensons que cette analyse, tout comme celle qui prétend
que la lutte armée peut être seulement engagée après la fondation du Parti,
témoigne sinon de dogmatisme tout au moins d’une incompréhension du rôle
imparti à la lutte armée par le courant marxiste-léniniste dans le mouvement
révolutionnaire européen ( voir questions n° 28 et 29 ). Elle est donc incorrecte dans le
cas qui nous occupe. Répétons-le, nous ne concevons pas la lutte armée de la
même façon que Lénine dans son article « La
guerre de partisans » et nous mettons en garde contre
une simplification abusive à ce propos. Selon nous, il est possible et
nécessaire d’entreprendre la lutte armée dès les tout premiers moments du
processus révolutionnaire, à savoir précisément dans les moments où ne se pose
pas encore la question de « rallier les masses à la révolution », mais simplement d’« organiser et politiser ( sur
une base révolutionnaire ) les éléments avancés de la classe ouvrière ». Si nous demandions aux adeptes de
l’analyse citée dans la question comment eux conçoivent le travail
d’organisation et de politisation des avant-gardes, ils répondraient quelque
chose du genre « par
la propagande, l’agitation et le développement des structures militantes » ( et ne
manqueraient pas d’insister sur la patience que requiert tel travail ). Pensent-ils donc qu’à travers la
lutte armée nous fassions autre chose ? ( et que
nous souffrions d’une impatience irrépressible ? ). Nous nous
souvenons d’une contribution de camarades allemands dans laquelle ils
demandaient aux tenants de la critique contemplative où il était écrit une fois
pour toutes que la propagande révolutionnaire ne serait que du papier imprimé ! Et allant plus avant, le camarade Oriach rappelle que la rupture révolutionnaire de
l’initiative d’agit-prop varie selon les situations : distribuer un tract socialiste
dans la Russie des Romanov exposait à la déportation. « À la limite — ajoute-t-il —
accrocher un drapeau rouge à l’époque tsariste était une dissidence aussi
radicale que poser une petite bombe aujourd’hui. »
On aurait grand tort de négliger la portée stratégique de
tel argument. Nonobstant le contenu des textes mis en circulation lors d’une
initiative de propagande révolutionnaire ( contenu
dont la justesse et la qualité est naturellement essentielle ), la valeur et l’efficience de
cette initiative varient selon qu’elle s’inscrit dans le train-train de la
démocratie bourgeoise ou qu’elle rompt ouvertement avec le régime. Ce dernier
d’ailleurs ne s’y trompe pas : il reste indifférent, voire même bienveillant, envers les
groupes — relevant de la liberté d’association — qui distribuent des tracts et
journaux — relevant de la liberté d’expression — et il réprime graduellement
l’activité politique publique en faveur de la lutte armée ( rares
sont les pays européens où la diffusion ou même seulement la détention de
déclarations d’organisations combattantes ne fait pas encore l’objet de
poursuites judiciaires ). Nous n’attachons bien évidemment pas, à la manière des
subjectivistes, une valeur mystique à la démonstration de rupture ou de
rébellion. Nous pensons simplement que l’insertion du travail d’agit-prop dans
le cadre d’une lutte ouverte et totalisante contre le régime est le gage même
de son efficience.
L’effroyable sclérose frappant le large éventail des petits
groupes qui rejettent la lutte armée aujourd’hui en même temps qu’ils prétendent
la rallier demain ( en cas de situation révolutionnaire ) révèle combien l’extrême-gauche apparue en opposition au révisionnisme des « PC » issus de la IIIe
Internationale en a malgré tout hérité d’un des principaux vices de base. Car
finalement, ces partis de la période 1920-1960 n’ont-ils pas été les premiers,
durant des décennies, à vouloir préparer dans la légalité ( ou paralégalité ) une insurrection ... toujours reportée ? Et ne sont-ils d’ailleurs pas en
leur temps arrivés à un succès inégalable de mobilisation dans cette voie
improductive, illusoire ? Depuis plus ou moins trente ans maintenant, une variété
incroyable de petites forces végètent tant bien que mal, se partageant — avec
une redoutable patience — entre un travail d’organisation et de politisation
systématiquement stérile, une critique contemplative des réelles initiatives
révolutionnaires et les délices étranges de la scolastique et du dogmatisme.
À l’opposé de la permanence végétative de cette extrême-gauche sclérosée, il y a la vitalité du mouvement
révolutionnaire qui trace la voie stratégique de la lutte politico-militaire
dans les métropoles impérialistes. Une dynamique irrésistible avec ses vastes
et soudains bonds en avant et ses raclées mémorables, avec ses expériences et
ses découvertes comme ses erreurs et ses échecs, avec sa vie politique intense
au cours de laquelle certes beaucoup de sottises sont proférées mais surtout se
dégagent les éléments théoriques et politiques indispensables au progrès de la
lutte, capables petit à petit d’orienter et d’organiser les avant-gardes comme
d’interpeller des secteurs toujours plus larges de la classe sur la question
révolutionnaire. Pour reprendre le mot de la question, tout cela peut-il être
considéré comme « prématuré » face à la décrépitude opportuniste
et/ou la paralysie dogmatique des forces gauchistes dont nous parlions plus
haut ? Sans
oublier de surcroît que bien peu d’entre elles rejettent la lutte armée à
partir d’un réel et sincère souci de l’intérêt du processus révolutionnaire. Il
importe vraiment de discerner les rares groupes dont l’erreur d’analyse repose
sur le dogmatisme ( par
exemple, sur une incapacité à comprendre que la situation idéologique et
politique des démocraties impérialistes exige d’autres orientations stratégiques
révolutionnaires et d’autres tactiques d’agit-prop que celles forgées dans la
lutte contre une autocratie semi-féodale, il y aura
bientôt un siècle )
et la grande majorité d’autres qui se retranchent derrière les dogmes ( et généralement l’intrigue et la
calomnie )
pour tenter de justifier leur réformisme viscéral, leur crétinisme
parlementaire, leur hypocrite cirque gauchiste en marge de la
social-démocratie. Rappelons encore que nous avons abordé le problème avec
notre contribution « Lutte armée et politique
révolutionnaire » dans le débat avec l’Organisation française Voie Prolétarienne que nous situons
parmi ces rares groupes évoqués en premier lieu.
35.
Quelle est votre conception des rapports qui doivent
exister entre la lutte armée et le Parti ? En quoi
votre conception diffère-t-elle de celle du Parti Communiste d’Espagne ( reconstitué ), que vous avez eu l’occasion d’interpeller à ce
sujet ?
Nous avons en effet présenté en mai 1990 un texte intitulé « Sur le Parti combattant ( une
divergence avec les camarades espagnols ) »,
dans lequel nous exposons notre propre conception du rapport entre Parti et
lutte armée et portons une critique au point de vue des militants du PCE(r) sur
la question. Ce texte a été publié dans la revue Correspondances Révolutionnaires,
numéro 8 ( octobre-décembre 1990 ), et il constitue notre réponse la
plus complète à la question posée ici. Nous nous
contenterons donc d’évoquer l’idée principale de ce document.
Notre position est d’une grande simplicité. Dans la mesure
où la lutte armée est appelée à remplir des fonctions capitales à caractère
politique tout au long du processus révolutionnaire, elle doit être directement
assumée par le Parti révolutionnaire. Le rôle du Parti est de rassembler dans
une structure unique, centralisée et hiérarchisée, les avant-gardes
prolétariennes et les militants révolutionnaires afin de constituer la machine
de guerre de la classe contre la bourgeoisie, de tracer la voie qui mène à la
révolution et d’y guider les masses. Une donnée stratégico-politique
aujourd’hui aussi fondamentale que la lutte armée ne peut donc échapper à la
centralisation partitiste.
Il était possible ( il pouvait même s’avérer
préférable sinon nécessaire ) que le Parti du prolétariat ne prenne pas directement en
charge la guérilla lorsqu’elle n’était qu’une simple tâche pratique en marge
des méthodes de lutte politique ( lorsque les tâches des groupes de
combat se limitaient, par exemple, à récolter des fonds en expropriant des
banques, à libérer des militants en attaquant les prisons, à liquider des
policiers et des infiltrés, etc. ). Cette séparation formelle entre
le Parti et la guérilla était aussi possible ( voire
nécessaire, inévitable ) quand la lutte armée contre le régime réunissait d’autres
classes que le prolétariat. Dans ce cas, les combattants révolutionnaires issus
de la paysannerie, de la petite-bourgeoisie et du
prolétariat luttent côte à côte dans une structure militaire reproduisant
l’alliance ponctuelle de classe comme l’ALN du FLN en Algérie ou l’Armée Populaire du Viêt-minh, par
exemple, ou encore comme les « Partisans Armés » et les « Milices Patriotiques » du Front de l’Indépendance
de la Résistance anti-nazie belge. Mais dans la situation contemporaine des
pays impérialistes de l’Europe de l’Ouest, où la lutte
armée joue un rôle non seulement militaire mais aussi et surtout stratégico-politique dans le processus révolutionnaire et
où seul le prolétariat affronte en tant que classe le pouvoir bourgeois, le
lien entre lutte armée et Parti de classe doit, à notre avis, être des plus
étroits.
Pour leur part, les camarades du PCE(r) sont opposés à la
thèse de la lutte armée comme tâche de Parti ( et
conséquemment à la conception du « Parti combattant » ). Ils préconisent une séparation
organisationnelle entre le Parti et les forces de la guérilla. Pareille
divergence de point de vue se répercute bien entendu sur le schéma général de
l’organisation politico-militaire et, dans notre document de mai 1990, nous
illustrons le problème de la façon suivante :
À l’appui de leur thèse, les camarades espagnols font valoir
que le Parti doit remplir de multiples tâches qui n’ont rien de militaire : tâches politiques, idéologiques,
mobilisatrices, etc. Ils évoquent aussi le
risque de militarisation du Parti — c’est-à-dire l’incapacité d’une structure
militaire à accomplir pleinement des tâches non militaires — et enfin le danger
de dérive militariste. Rappelons que la position des militants du PCE(r) est
précisément exposée dans leur document Parti et guérilla aussi repris au
sommaire du numéro 8 de la revue Correspondances Révolutionnaires.
Bien évidemment nous ne contestons ni la difficulté de mener
de front des tâches militaires et non militaires, ni la réalité du risque de
dérive militariste. Mais il n’y a là rien d’insurmontable ou, plus exactement,
rien qu’il ne faille surmonter tôt ou tard dans l’activité communiste puisque,
selon nous, le développement de la lutte armée comme tâche de Parti est vitale
pour les progrès et le succès du processus révolutionnaire dans les pays
capitalistes avancés à régime démocratique. La seule manière d’affronter les
problèmes soulevés par les camarades espagnols consiste à les résoudre
correctement et pratiquement sans dévier de l’essentiel. La voie est sans aucun
doute escarpée et pleine d’embûches, mais c’est la seule voie qui mène au but.
36.
Quel bilan critique tirez-vous aujourd’hui de la
lutte de votre organisation en 1984/1985 ? Avez-vous
noté une avancée, des progrès concrets dans la conscience des masses en
Belgique quant à la nécessité de la lutte armée révolutionnaire ? Peut-on dire qu’une base sociale significative a
approuvé — ou du moins compris — cette lutte ?
Dresser le bilan exact d’une lutte comme celle menée par les
Cellules Communistes Combattantes en 1984/1985 est extrêmement difficile,
principalement en raison du caractère politico-idéologique
de la propagande armée et, par conséquent, du caractère non précisément
quantifiable du succès de ses manifestations. Cependant nous ne pouvons pour
autant faire l’économie d’une réflexion critique concernant l’expérience des
Cellules dans ce cadre. En indiquer les erreurs, en valoriser les points forts,
en combler les lacunes, voilà la bonne façon de construire un avenir de combat
plus fort. Le bilan spécifiquement organisationnel et militaire est plus aisé,
nous aurons l’occasion d’y revenir plus loin.
La ténuité des liens organiques entre les Cellules
Communistes Combattantes et la classe ouvrière nous impose la prudence, mais de
très nombreux indices ont révélé que l’effet visé par l’activité
politico-militaire de notre organisation fut réellement obtenu. Avant de
rejoindre les Cellules — et leurs structures clandestines — en octobre 1985,
Pascale et Didier ont eu l’occasion durant toute une année de travail public
d’agit-prop d’entrer en contact avec différents secteurs prolétariens et
d’apprécier leurs réactions à l’apparition et au développement de la propagande
révolutionnaire. Les leçons qu’elle et lui ont tirées de cette expérience sur
le terrain — et qui ont notamment déterminé leur engagement combattant — ont
été systématiquement confirmées par d’autres expériences militantes d’agit-prop
en direction du prolétariat ( vers les métallurgistes de Liège, de Charleroi et du Centre
notamment ).
Notre organisation bénéficiait indiscutablement d’une
sympathie large et confuse dans de nombreuses couches populaires, mais ce
sentiment procédait infiniment plus du rejet du régime et de la politicaillerie
bourgeoise, de la revanche, que d’une
réelle adhésion au projet communiste, au Marxisme-Léninisme
ou à la stratégie de la Guerre Révolutionnaire Prolongée. À côté de cette
sympathie aussi répandue que vague, inévitablement fragile ( l’accident
du 1er mai 1985 et sa récupération manipulatrice par la propagande bourgeoise
la réduisit considérablement ), l’activité des Cellules Communistes Combattantes
suscitait deux réactions opposées et clarificatrices qui méritent d’être
soulignées. D’abord une haine farouche de la part de toute la bourgeoisie et de
la petite-bourgeoisie intellectuelle qui lui sert de
porte-voix ( politiciens réformistes, personnalités « progressistes », journalistes, juristes, etc. ). Ensuite une adhésion assez remarquable — quoique encore
attentiste — de la part des secteurs prolétariens d’avant-garde.
L’expérience des camarades qui ont mené l’agit-prop publique
en 1984/1985 est là pour confirmer combien les campagnes de propagande armée
engendraient des potentialités énormes de développement et de progrès
révolutionnaires, combien finalement la valeur stratégique de la propagande
armée est fantastique et irremplaçable. Mais force nous est de reconnaître que
ces potentialités ont été bradées : elles n’ont jamais fait l’objet
d’une véritable estimation ni exploitation pour les convertir en forces révolutionnaires
actives. C’est naturellement là une erreur dont l’entière responsabilité
incombe aux Cellules Communistes Combattantes.
Comment en est-on arrivé précisément à tel gâchis ? Plusieurs explications se
recoupent.
Il y a eu d’ouverture une mauvaise perception de ce que doit
être la dialectique propagande armée / exploitation politico-organisationnelle
des fruits de la propagande armée. Bien qu’à l’époque déjà théoriquement attachées au projet du « Parti Combattant », les Cellules n’ont pas su en traduire
correctement les données dans leur situation propre. L’inexpérience et un
défaut d’analyse ont amené notre organisation, sur base de la conception —
juste au demeurant, nous en restons persuadés — du développement
révolutionnaire par bonds organisationnels ( petites cellules initiatrices
éparses, convergence politique et unification organisationnelle, Parti
combattant ),
à penser qu’une division tacite des tâches entre forces révolutionnaires
légales et illégales pouvait permettre aux dernières, au premier stade du
processus, de se concentrer sur les tâches político-militaires.
Or, même à ce stade initial une gestion centralisée de tous les aspects
politiques et militaires de la lutte est nécessaire : elle seule permet de doser
correctement les investissements politiques et militaires et de leur assurer
ainsi une interaction dialectique et productive. Certes l’agit-prop publique en
tant que telle est inaccessible aux structures combattantes pour d’évidentes
raisons de sécurité, mais même embryonnaires elles doivent déjà assurer
elles-mêmes l’exploitation politique de leur travail de propagande armée et non
se laisser enfermer dans une division des tâches apparemment naturelle mais en
fait aveuglante et paralysante.
Cette erreur de base en a entraîné d’autres, sans doute inévitables, aux effets directement néfastes. Primo, de la part des forces
combattantes une tendance à la surestimation systématique de la qualité des
forces légales en place. Secundo, de
la part des forces légales une tendance à leur propre surestimation en même
temps qu’à une installation quasi corporative dans la légalité. Signalons aussi
de la part de tous une tendance à négliger le
développement structurel et la formation de cadres sûrs et compétents, et l’on
aura réuni les principaux éléments qui ont conduit aux difficultés, puis à
l’éloignement et finalement à l’errance politique des forces légales. Les
forces combattantes se sont retrouvées pratiquement démunies de tout relais
militant de base et public, unifié et capable. Et, dans l’expérience
particulière des Cellules, il faut encore ajouter une déviation de type
militariste, déviation certes inexcusable mais qui s’explique par les succès du
travail politico-militaire dépassant largement les espérances initiales.
Cette déviation regrettable au sein même de l’activité de
notre organisation retarda gravement la prise de conscience ( et encore
l’application de mesures rectificatrices ) du dysfonctionnement de la
dialectique vitale propagande armée / exploitation politico-organisationnelle
de la propagande armée. Cette même déviation amena à la multiplication des
actions de guérilla alors même qu’il apparaissait qu’elles ne pourraient être
exploitées, donc à un investissement militaire toujours plus disproportionné
par rapport aux besoins politiques ( et conséquemment toujours plus aux
dépens de la restructuration organisationnelle nécessaire pour faire face à ces
besoins ).
Cette déviation militariste explique également dans une
large mesure l’échec militaire de 1985. Nous en parlerons dans la réponse
suivante.
Pour conclure, nous voulons retourner à la base même de la
question par un dernier commentaire. La citation de Mao Tsé-toung
est très connue :
« Si
l’ennemi nous attaque avec violence, nous peignant sous des couleurs les plus
sombres et dénigrant tout ce que nous faisons, cela prouve ( ... ) que nous avons remporté des succès
remarquables dans notre travail. » Comment comprendre autrement la persistance de la lutte
idéologique et politique qui unit toujours activement la bourgeoisie, ses
fidèles médias et les gauchistes corrompus contre l’empreinte, la mémoire
politique des années 1984/1985 ?
[ La plus grande partie de cette réponse
a été reprise dans la première contribution des auteurs au débat « Lutte armée et politique révolutionnaire /
Violence révolutionnaire et construction du Parti, aujourd’hui, en Europe » avec l’OCML
Voie Prolétarienne, publié en octobre 1992. ( Note placée dans l’édition ) ]
37. Pouvez-vous
expliquer l’interruption persistante de l’action armée des Cellules Communistes
Combattantes depuis vos arrestations ? N’est-ce
pas l’indice d’un certain échec ?
Disons-le franchement, c’est l’indice d’un échec certain et
même celui de la liquidation objective de l’organisation dans laquelle nous
avons milité en 1984/1985. Et reconnaissons aussi que nous ne l’avons pas
compris, puis n’avons pas voulu l’accepter pendant trop longtemps. Dans notre
première déclaration depuis la prison ( janvier
1986 ), nous
sous-estimions pleinement l’effet de démantèlement de l’attaque ennemie. Certes
nous savions l’importance du coup porté par les arrestations et la chute d’une
demi-douzaine de bases clandestines qui constituaient l’essentiel de la
structure militaire de l’organisation, mais nous en mesurions mal le handicap
pour la continuation. ( Profitons de l’occasion pour
préciser que les initiatives prises au cours du premier semestre 1986 et qui
ont conduit à d’autres arrestations et succès policiers étaient totalement
étrangères à notre organisation, en fait elles étaient l’œuvre très critiquable
de quelques éléments d’une nébuleuse
sympathisante usant et abusant tous azimuts du prestige des Cellules ). Dans la seconde interview au
journal Le Peuple ( septembre 1988 ), nous affirmions encore notre
confiance dans la relance de l’activité de l’organisation. Nous surestimions
cette fois des signes illusoires de reconstitution et nous avons peut-être même
ainsi contribué à la profondeur de la désillusion.
Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître l’évidence : les Cellules Communistes
Combattantes ne se sont pas relevées de l’offensive policière de l’hiver 1985/1986,
et les causes de cette défaite sont à chercher parmi des erreurs politiques,
stratégiques et simplement militantes commises par l’organisation. Des erreurs
d’autant plus détestables qu’elles n’avaient rien d’inévitable ( d’ailleurs
des camarades d’autres pays ne cessaient de nous mettre en garde contre elles ).
Nous pensons qu’au-delà de la faiblesse initiale propre à
toute organisation de guérilla nouvellement constituée et inexpérimentée,
l’origine de la défaite organisationnelle de 1986 se situe dans la déviation
militariste dont nous avons déjà parlé précédemment. Il faut souligner à
nouveau que beaucoup trop d’énergie a été consacrée à l’activité militaire par
rapport à celle consacrée aux autres tâches d’une organisation révolutionnaire,
en insistant sur le fait que le travail structurel a donc été négligé, travail
qui rend précisément une organisation moins vulnérable aux coups de l’ennemi.
Techniquement parlant et sans le savoir, les Cellules
Communistes Combattantes sont tombées dans un travers pourtant déjà étudié par
la stratégie militaire classique. Clausewitz a décrit le phénomène dialectique
par lequel une offensive porte en elle un « germe fatal » qui se manifeste quand se franchit
l’« arête de
partage »
entre l’influence des facteurs de renforcement et celle des facteurs d’usure.
Clausewitz ajoute « [qu’] il peut même arriver que, soutenu par les forces
morales inhérentes à l’offensive, [on] trouve malgré l’épuisement de ses forces
qu’il est plus facile de continuer à avancer que de s’arrêter, à la manière de
ces chevaux qui tirent un fardeau en montant ». Notre organisation en a fait
l’expérience à sa petite échelle. Les facteurs d’usure envisagés par la
stratégie classique sont propres au type de guerre qu’elle étudie ( éloignement
des ressources, exposition des flancs, etc. ), et il en va de même pour les
facteurs de renforcement ( destruction de forces ennemies, prise de leurs ressources, etc. ). Cependant cette problématique s’applique aussi au cadre
de la Guerre Révolutionnaire Prolongée.
Rares sont les facteurs de renforcement direct dans le cadre
des campagnes de propagande armée : les résultats matériels ( recrutement
de nouveaux militants, construction de nouveaux réseaux, etc. ) n’apparaissent que suite à
l’obtention de résultats politiques ( progrès de la conscience de classe,
stimulation des rangs d’avant-garde, etc. ). Lorsqu’elle est correctement
menée et exploitée, une campagne de propagande armée entraîne l’apparition de
forces nouvelles, mais elle n’en bénéficie pas directement : elle doit être menée du début
jusqu’à la fin avec les forces rassemblées initialement dans son but. Ajoutons
encore qu’au niveau de ces campagnes, la destruction des forces ennemies est à
ce point marginale qu’elle ne peut réellement renforcer la position des
révolutionnaires. Donc, aux premiers stades du processus révolutionnaire,
l’offensive ne développe pas immédiatement des forces nouvelles dont elle
pourrait bénéficier.
Par contre, les facteurs d’usure jouent à plein : les pertes subies pendant
l’offensive ne peuvent être comblées que si des réserves existaient
préalablement et les coups subis peuvent en amener d’autres parfois encore plus
sévères ( par
exemple une arrestation peut conduire la police à une base et à d’autres
arrestations ).
Au fil de l’offensive, l’effet de surprise disparaît peu à peu et les risques
d’affrontement ( et donc de pertes ) augmentent. Autre important
facteur d’usure généralement sous-estimé, les bases et réseaux de communication
sont excessivement sollicités tout au long de l’offensive ( multiplication
des déplacements, de va-et-vient dans les bases, des regroupements de
militants, etc. ). De ce fait, militants et
structures se retrouvent bien plus exposés car jouissant de bien moins de
protection et de discrétion. En général la multiplication des mouvements et
actions clandestins multiplient les occasions
d’imprudence et les risques d’accident.
En comparant le caractère négligeable des facteurs de renforcement
à brève échéance au caractère pleinement opérant des facteurs d’usure, on
pourrait être tenté de conclure que l’offensive est hasardeuse par nature. Ce
serait ignorer le principe dont nous empruntons encore la formulation à
Clausewitz :
« Tout ce qui
est nécessaire n’est jamais hasardeux. » Ne pas entreprendre de campagnes
de propagande armée au premier stade du processus révolutionnaire, en raison
des risques qu’elles entraînent, reviendrait simplement à rallier la conception
insurrectionnelle de la stratégie
révolutionnaire. Ce serait confondre le niveau tactique et le niveau
stratégique.
Les campagnes de propagande armée sont stratégiquement
nécessaires, et le fait que tactiquement elles exposent à la répression les
forces qui s’en chargent n’y change rien. Il convient seulement de réduire au
maximum ce risque tactique en accroissant les mesures de sécurité et, surtout,
en s’abstenant de mener des actions armées qui ne sont pas nécessaires du point
de vue stratégique. Une action de guérilla politiquement superflue devient un
facteur de défaite ( risque inutile de perte de forces révolutionnaires ) même si elle constitue à
l’occasion une réussite tactique ( si la cible a été atteinte et les
combattants sont revenus indemnes ). Plus lapidairement dit par un
autre stratège classique, cette fois le Maréchal de Saxe : « Les batailles sans raison sont le
triomphe des imbéciles » ...
Avec le recul, nous pensons que les Cellules Communistes
Combattantes ont fait preuve de cette imbécillité-là : un examen méthodique des actions
menées en 1984/1985 révèle de nombreux doubles emplois, des répétitions
gratuites, bref une grande part d’actions stratégiquement inutiles quoique
tactiquement brillantes. Cette tendance n’a cessé de croître au long des deux
années de lutte, mais elle était déjà bien présente dans la « Première campagne anti-impérialiste
d’Octobre ».
Toutes entières tendues vers l’accumulation parfois stérile
— donc nuisible — d’actions de guérilla, les structures et les militants de
notre organisation ont sans cesse été plus exposés et vulnérables à la réaction
de l’ennemi. Et cela d’autant plus que le développement et le renforcement
structurels / organisationnels
étaient gravement négligés, donc que ces actions ne pouvaient être correctement
exploitées. Ce terrible défaut n’était pas directement évident à l’époque ( aucun
revers n’a été subi jusqu’à décembre 1985 ), ou sans doute était-il considéré
avec une coupable insouciance reposant sur tant de succès tactiques ... Mais la leçon a été très dure
lorsqu’en décembre 1985 et dans les mois qui suivirent les Cellules Communistes
Combattantes ont été incapables de surmonter les effets de l’attaque policière.
38. Peut-on
expliquer fondamentalement les revers subis par des luttes comme celles des
Brigades Rouges, des GRAPO ( et
à un autre niveau, de la RAF et d’AD ), par un manque d’appui social ? Le mouvement révolutionnaire ne doit-il pas
reconsidérer sa stratégie et sa tactique en fonction de cela ?
En tout premier lieu, nous pensons qu’il serait erroné
d’envisager en bloc les revers subis par les BR, par la RAF ou par d’autres
forces révolutionnaires européennes. Chaque revers présente des spécificités et
découle de facteurs propres. C’est déjà un élément de réponse. Ainsi par
exemple, le revers qu’a essuyé la RAF à la fin des années 1970 après l’action
du Commando Siegfried Haussner ( enlèvement
du dirigeant patronal Schleyer avec l’objectif de
gagner la libération de prisonniers ) n’a pas grand-chose de commun, ni
au point de vue de l’« appui social » ni à bien d’autres points de vue, avec le revers subi par
les BR au début des années 1980. Tous les revers subis par les différentes
composantes du mouvement révolutionnaire européen depuis sa relance au début
des années 1970 ne peuvent s’expliquer, même « fondamentalement », par un facteur unique, que ce
soit le manque d’appui social ou quoi que ce soit d’autre.
D’ailleurs, comment cela se pourrait-il ? Les diverses composantes du
mouvement révolutionnaire européen ont présenté et présentent toujours un très
large éventail de situations, notamment dans le domaine de l’« appui social ». Certaines étaient excessivement
isolées tandis que d’autres solidement ancrées dans le mouvement de classe au
moment où elles furent confrontées à des revers. D’autres encore alliaient un
isolement social structurel, organique, à une large popularité. Bref, des
réalités bien distinctes et encore plus différenciées du fait que toutes les
organisations ne posent pas de la même manière la question de leur assise
sociale.
Nous pensons utile d’insister sur l’idée qu’il ne faut pas
envisager l’appui social aux forces révolutionnaires en terme absolu et
quantitatif. Si la solution tenait entièrement dans l’« appui social » et qu’il suffisait de se l’assurer
pour éviter les revers, les révolutionnaires n’auraient qu’à sombrer dans
l’opportunisme, la démagogie et le révisionnisme pour recueillir à court terme
une clientèle politique. Seulement, nous le savons, la tentation populiste,
opportuniste, implique l’abandon des positions, perspectives et pratiques
révolutionnaires. Il ne s’agit donc pas de gagner un « appui social » en général mais bien un certain
appui social, précisément défini, établi
sur des bases politiques rigoureuses et répondant exactement, concrètement, au
besoin du processus révolutionnaire.
Pour un combat révolutionnaire l’appui social est quelque
chose à construire, étendre, gérer. C’est une question essentielle dans la
mesure où Lénine a démontré que l’option putschiste, « blanquiste », de la lutte révolutionnaire est
vouée à l’échec. Mais c’est aussi une question qui revêt des formes très
précises et dont les termes changent constamment en fonction du cadre dans
lequel œuvre la force révolutionnaire, ou encore de l’importance de celle-ci.
La question de l’appui social ( quel appui gagner et comment ? ) varie quasi du tout au tout selon
le stade atteint dans le processus révolutionnaire.
Ainsi notre organisation, de par sa modeste taille et
notamment la ténuité de son lien organique au prolétariat, mais aussi du fait
de l’actuelle faiblesse de la conscience et de la mobilisation de classe dans
notre pays, ne pouvait espérer développer utilement un travail de masse large
et indifférencié. Il était bien plus juste et efficace pour elle d’impulser un
travail politique en direction des secteurs les plus avancés du prolétariat et
particulièrement de la classe ouvrière et de ses avant-gardes ( en
direction des éléments et secteurs aguerris dans les luttes économiques, ayant
fait l’expérience des limites du trade-unionisme et de la social-démocratie,
poussés à développer une claire conscience de classe, etc. ). C'est seulement à travers le
ralliement et la mobilisation de ces avant-gardes ouvrières qu’une force
révolutionnaire pourra gagner progressivement un véritable appui social — sur
une base politiquement juste — dans notre pays. Par contre, le problème se pose
autrement pour des forces ( telles le PCE(r) et les GRAPO,
par exemple )
puissantes et profondément enracinées dans les secteurs avancés de la classe.
Dans ce cas la question d’un large travail de masse est à l’ordre du jour, la
question d’un travail ayant pour objectif direct le progrès général de la
conscience de classe, l’implantation de cellules du Parti dans toutes les
usines, etc.
En résumé, nous dirons qu’on ne peut envisager la question
de l’« appui
social » de façon
correcte qu’en gardant à l’esprit que les forces révolutionnaires portent une
responsabilité et ont un rôle d’avant-garde à remplir. Responsabilité et rôle
qui impliquent un certain décalage entre elles et les masses ( un
décalage animé par différentes relations dialectiques, politiques et
idéologiques ).
Sans oublier que le stade atteint dans le processus révolutionnaire fixe le
contenu de l’appui social accessible et nécessaire aux forces révolutionnaires ( cela
va du soutien prudent des avant-gardes ouvrières à l’organisation frappant les
premiers coups dans la reprise de l’initiative révolutionnaire, au soutien
inconditionnel de larges masses aux forces révolutionnaires la veille de
l’insurrection ).
39. Quelle est
votre conception des rapports devant exister entre la lutte armée développée
par l’avant-garde révolutionnaire et les luttes économiques et sociales du
prolétariat ? Celle-là doit-elle s’engager
directement aux côtés de celles-ci ? Dans
l’affirmative, quels sont selon vous les modalités et problèmes propres à un
tel engagement ?
C’est une question qui mérite d’être traitée avec la plus
grande attention. La place et la fonction attribuées à la lutte armée par le
mouvement révolutionnaire européen depuis sa renaissance au début des années 1970
sont neuves et particulières. Pour la première fois la lutte armée est
considérée comme méthode de lutte principale hors de la situation
insurrectionnelle ou directement pré-insurrectionnelle
et de ce fait pour la première fois elle se voit attribuer une raison
essentiellement politique.
Au premier stade du processus révolutionnaire la lutte armée
ne poursuit pas d’objectifs spécifiquement militaires et elle n’a de valeur que
dans la mesure où elle entraîne, directement ou indirectement, le ralliement
d’éléments avancés du prolétariat à l’avant-garde révolutionnaire organisée et
une large popularisation des buts et thèses révolutionnaires parmi les masses.
C’est là une conception qui semble globalement partagée par les diverses forces
révolutionnaires en Europe de l’ouest, quoique certains camarades soient encore
plus ou moins attachés au concept de lutte « derrière les lignes de
l’impérialisme »
dans le cadre de la transposition à l’échelle mondiale du principe de « l’encerclement des villes par les
campagnes »,
c’est-à-dire l’encerclement des métropoles impérialistes par une ligne de front
mobilisant les masses exploitées et opprimées du tiers-monde. En tout cas
l’unanimité est faite autour de cette conception dans le courant
marxiste-léniniste du mouvement révolutionnaire.
Mais il apparaît que les pratiques des uns et des autres
diffèrent grandement. Certains orientent leur action selon l’idée que
l’initiative politico-militaire de l’avant-garde doit être exclusivement portée
— pour reprendre l’expression consacrée — « au cœur de l’État », très précisément contre les
personnalités les plus importantes, représentatives et influentes du grand
capital, de l’État, du complexe militaro-industriel, etc. D’autres ordonnent leur pratique combattante en
fonction des luttes économiques partielles du prolétariat ( attaques
contre les patrons et les cadres, destruction des locaux administratifs,
destruction des stocks sur lesquels comptent les capitalistes pour faire face à
une grève, interruption de l’approvisionnement en énergie ou matières
premières, etc. ). D’autres encore allient à des
degrés divers ces points de vue, etc.
Il est donc grand temps de pousser la réflexion sur cette
question. Nous avons d’ailleurs accueilli avec beaucoup d’intérêt des
contributions du mouvement révolutionnaire italien à ce sujet ( principalement
les documents de la Cellule pour la constitution du Parti Communiste Combattant
affinant la définition de l’attaque « au cœur de l’État » ).
La politique suivie jusqu’à présent par le Mouvement
Communiste International a toujours consisté à soutenir directement,
ouvertement et concrètement les luttes économiques du prolétariat, en veillant
à établir une relation dialectique entre les objectifs à court terme ( amener les travailleurs en lutte à
gagner la satisfaction de leurs revendications ) et les objectifs à long terme ( faire de la lutte partielle une
fonction de la lutte globale entre prolétariat et bourgeoisie, étendre la
conscience de classe, enraciner plus profondément le Parti, etc. ). Cette politique doit rester un
des piliers de la lutte révolutionnaire car elle seule permet l’établissement
et le développement d’un authentique lien organique aux masses. La seule « attaque au cœur de l’État » permet certes d’occuper une place d’avant-garde, de faire
progresser la conscience révolutionnaire d’éléments déjà avancés du
prolétariat, etc., mais elle rend platonique la
relation de l’avant-garde et de la classe. Elle est même souvent inaccessible
aux secteurs les moins éclairés du prolétariat. La lutte armée, dès la première
phase de propagande armée, doit donc à notre avis combiner des actions
globalisantes traduisant la finalité révolutionnaire jusqu’au « cœur de l’État » et des actions liées aux luttes prolétariennes,
même parfois locales ou partielles — mais toujours exemplaires.
Malgré le déchirement des illusions réformistes, social-démocrates et consensuelles, la grande majorité des
travailleurs en Europe restent actuellement étrangers à la lutte révolutionnaire : elle est jugée tantôt inappropriée
ou impraticable, tantôt porteuse d’amères désillusions à la mesure des déboires
de l’expérience soviétique. Si dans la plupart des cas les luttes partielles,
économiques, ne prétendent plus aujourd’hui à un projet politique réformiste et
social-démocrate, elles conservent une nature objectivement réformiste dans la
mesure ou elles visent chacune un changement particulier sans remettre en cause
le cadre général du mode de production. Il faut donc se garder de l’optimisme
pernicieux qui pousse à voir dans chaque lutte ouvrière, dans chaque grève,
l’expression d’une conscience de classe en cheminement, toujours plus nette,
toujours plus offensive, car ces conflits peuvent tout aussi bien être
strictement bornés par l’horizon étroit du corporatisme ( c’est
même leur tendance spontanée ).
D’une façon générale, les luttes économiques du prolétariat
constituent des moments privilégiés, des espaces idéologiquement favorables
pour une prise de conscience de classe : quand on est en lutte contre son
patron, on est dans la meilleure position pour percevoir et comprendre la
contradiction opposant l’ensemble des travailleurs à l’ensemble des patrons ( et
leur État ).
Le travail de l’avant-garde doit alors viser à ce que cette prise de conscience
ait lieu et qu’elle se réalise politiquement dans l’adhésion au socialisme
scientifique et aux forces révolutionnaires qui l’appliquent. Pour ce faire, ce
travail doit être lié à chaque manifestation de lutte et au degré de conscience
de classe qu’elle recèle. L’intervention politico-militaire ne peut être
disproportionnée ( par rapport au conflit et à la conscience de classe
qu’il exprime )
car dans ce cas elle serait tout bonnement contre-productive : elle provoquerait non un rapprochement
du secteur prolétarien visé mais son éloignement des forces et de la lutte
révolutionnaires. Une analyse soignée et détaillée de chaque situation s’impose
donc au préalable et l’initiative politico-militaire doit être précédée,
accompagnée et suivie d’un intense travail d’agit-prop classique lui permettant
d’être correctement appréhendée par les travailleurs en lutte. La présence de
sympathisants ou de militants à l’intérieur de l’entreprise est alors
extrêmement précieuse. L’essentiel réside dans la liaison entre la lutte
partielle et la lutte des classes en général, c’est-à-dire dans le dépassement
de la lutte partielle tout en intervenant dans son cadre. Des campagnes
politico-militaires associant des actions de propagande armée contre des
objectifs centraux et d’autres plus partiels répondent à cette exigence.
Cet axe de la lutte révolutionnaire est donc de première
importance mais aussi d’une grande exigence. Il suppose une série de conditions
qui ne sont pas toujours à la portée des avant-gardes révolutionnaires lors des
premières étapes de développement ( nous pensons que cela relève plutôt
d’étapes plus avancées du processus révolutionnaire, quand il existe un Parti
Combattant fortement implanté dans les secteurs combatifs ). Ces avant-gardes doivent alors
assumer des initiatives globalisantes, rendre tant que faire se peut leurs
interventions directement assimilables par les prolétaires combatifs, et
concevoir notamment leur propre développement dans l’objectif de maîtriser au
plus tôt et au mieux l’axe en question.
40. Les
Cellules Communistes Combattantes n’ont jamais dirigé leurs actions armées
contre des personnes ; cela résultait-il d’un choix
tactique, politique, voire idéologique ? Que
pensez-vous de ce type d’actions ( Buback, Moro, Besse ) ?
Il est exact qu’au cours des années 1984/1985 les Cellules
Communistes Combattantes n’ont pas mené d’actions armées contre des agents
ennemis. Mais il n’est en aucune façon permis de croire que cela ait pu
correspondre à un choix idéologique : pareil choix signifie l’adoption
des hypocrites notions de l’humanisme bourgeois ! D’ailleurs, nous pensons que le
seul fait d’évoquer « ce type d’actions ( Buback,
Moro, Besse ) » en tant que catégorie propre, au
lieu de considérer leurs spécificités et valeurs politiques respectives — et
ainsi leurs différences essentielles —revient déjà à baser sa réflexion sur des
références idéologiques bourgeoises. Il s’impose donc d’aborder la question de
l’attaque contre des agents ennemis d’une toute autre façon, du seul point de
vue matérialiste historique et de la stratégie révolutionnaire.
Toute la pratique politico-militaire des Cellules en 1984/1985
relevait du domaine de la propagande armée. Dans ce cadre, le choix particulier
des actions se décide uniquement par rapport au potentiel de progrès politique
et idéologique ( base des progrès organisationnels et militaires ) offert par la classe et ses
meilleurs éléments à un moment précis, dans des conditions précises.
Naturellement, cette attention portée à l’adéquation entre l’action
politico-militaire et l’état réel de la conscience des masses n’a rien à voir
avec une sous-enchère opportuniste ( se placer à l’arrière-garde du
mouvement spontané de classe, n’y enfoncer que des portes ouvertes et n’y
induire aucun progrès comme gage d’une approbation générale garantie — mais
stérile ),
ni avec une surenchère volontariste et militariste ( mener une pratique offensive
tellement décalée par rapport au niveau politique et idéologique des masses que
celles-ci ne peuvent se l’approprier, ce qui ne sert en rien au progrès du
mouvement de classe ).
Si notre organisation n’a pas mené d’attaque directe contre
des agents ennemis en 1984/1985, cela doit donc être compris comme le reflet
d’un souci tactique et conjoncturel, fondé sur l’analyse de la réalité
subjective de la classe et de ses avant-gardes et sur l’assurance de son
évolution favorable. Le souci tactique d’imprimer alors une gradation dans
l’application de la violence révolutionnaire ne peut certainement pas être
interprété comme une démission de notre organisation face à l’humanisme
bourgeois dominant, comme un ralliement à ses notions hypocrites et putrides
et, moins encore, comme une absolution de tous ses crimes d’hier et
d’aujourd’hui.
Au fond, depuis toujours, la question est très claire : la nature de l’antagonisme de
classe admet-elle quelque médiation, quelque convention idéale partagée de part
et d’autre ?
Le matérialisme dialectique et historique apporte une réponse ferme à cette
interrogation :
non. La lutte des classes est une lutte à la vie à la mort. L’existence de la
bourgeoisie n’est possible qu’à travers la non-existence du prolétariat comme
classe pour soi et l’existence du prolétariat comme classe pour soi ne sera
possible qu’à travers le processus de liquidation définitive de la bourgeoisie ( le tout débouchant sur la
transformation du prolétariat libéré en Humanité communiste ). Dans la société divisée en
classes, la vie et la mort ne sont donc pas des références universelles dans la
mesure où elles ne peuvent être semblablement partagées par les parties en
présence :
elles expriment inévitablement des intérêts divergents, propres à chaque classe
et inconciliables, qui s’affrontent au travers de la guerre des classes.
Ainsi, au-delà du cadre politique particulier auquel elle
répond, du rôle précis dont elle est chargée, etc.,
l’exécution d’un magnat, d’un stratège, d’un haut serviteur impérialiste ou de quelqu’autre existence nocive de cet acabit est toujours
une fraction de vie qui éclôt pour le prolétariat, une part de dignité que
conquièrent ses avant-gardes et un pas qui nous rapproche de la libération de
l’humanité. Il ne pourrait être question pour les révolutionnaires de marquer
quelque hésitation ou désolation charitable devant tel état de fait : c’est là l’Histoire
en marche, conquérante de son avenir radieux ! Que disparaissent sans rémission
et au plus vite tous les ennemis, les exploiteurs et les oppresseurs des
peuples du monde entier !
Quatrième partie
41.
Quels sont, selon vous, les enjeux de la construction
de l’Europe économique au niveau du capitalisme mondial ?
La construction de l’Europe économique ( c’est-à-dire la suppression des barrières douanières,
l’homogénéisation des normes techniques, l’entière liberté de circulation des
capitaux et des marchandises, l’intégration des systèmes monétaires, etc. ) n’est jamais rien d’autre que le
fruit d’une tendance inhérente au mode de production capitaliste, tendance
globale qui s’affirme pleinement au stade impérialiste : l’internationalisation des rapports de production
et des capitaux, une division mondiale du travail de plus en plus prononcée,
des interdépendances sans cesse plus étroites, etc.
À ce niveau, vu qu’elle répond à l’orientation même du
développement impérialiste, la construction de l’Europe économique ne diffère
pas fondamentalement de celle de l’union économique des pays des Caraïbes
organisée dans le cadre du CARICOM, de celle de l’union économique des pays
d’Amérique centrale regroupés dans le CACM, de celle de l’union économique des
pays du sud de l’Amérique latine avec l’instauration du marché commun
rassemblant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay ( le MERCOSUR ),
de celle du marché commun continental de l’Amérique du Nord ( le NAFTA, North Atlantic Free Trade Treaty ) établi depuis 1989 entre les USA
et le Canada et dans lequel le Mexique est en voie d’intégration, de
l’instauration de l’Union du Maghreb Arabe, du CCG ( Golfe arabo-persique ), de l’ASEAN ( Asie
du Sud-est ), de l’ANZCERTA
( Australie et Nouvelle-Zélande ), de la CEEAO ( Afrique
de l’Ouest ),
de la PTA ( Afrique de l’Est
et du Sud ), etc.
La seule différence entre ces divers rassemblements se situe dans leurs
dimensions respectives et/ou le degré d’intégration qu’ils recèlent : l’union économique européenne débouche sur une
puissance du rang des USA et du Japon et répond à des conditions et une
maturité historiques qui lui permettent de se couronner d’une union politique
institutionnalisée.
La tendance à l’unification européenne s’est épanouie dès la
période de reconstruction qui a suivi la seconde guerre mondiale. En 1951 elle
enfantait le Traité de Paris et la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier ( deux
secteurs clés de la reconstruction )
regroupant la France, l’Allemagne, l’Italie et ce qui allait devenir le Benelux
( l’union économique de la Belgique,
des Pays-Bas et du Luxembourg sera constituée en 1958 mais, depuis 1944, ces
pays étaient liés par une convention douanière ). Une première étape dans l’unification européenne dont le caractère
impérialiste était d’autant plus marqué qu’elle réunissait des pays organisés
depuis 1945 — sous la tutelle des USA — dans le cadre de l’OTAN.
L’intégration et les interdépendances économiques des pays
ouest-européens ont appelé sans cesse à plus de concertation et d’organisation
économique et politique, pour en arriver aujourd’hui à cette étape appelée « grand marché européen » et avancer vers « l’union politique et monétaire » ( Traité
de Maastricht ). Cette unification ne se situe pas
exclusivement aux niveaux institutionnel et juridique de l’économie ( législation
douanière, monétaire, etc., dans le cadre de la CEE
principalement ). Elle s’étend naturellement à tous
les niveaux superstructurels de la formation
impérialiste : au pouvoir politique et à la
politique étrangère ( Parlement Européen, groupes
interministériels, sommets de politique étrangère, etc. ), aux pouvoirs judiciaires et policiers ( conventions diverses, groupe TREVI, etc. ), aux forces militaires ( UEO, etc. ), à la culture et à l’éducation ( programme Erasmus, etc. ), à la science et à la technique ( programme Eurêka, Agence Spatiale Européenne, etc. ), à la circulation des personnes ( accords de Schengen, etc. ), etc.
Il est important de ne pas perdre de vue combien tous ces
développements politiques, judiciaires, militaires et autres sont
essentiellement produits par la nécessité d’institutionnaliser dans une grande
puissance impérialiste l’unification des économies des pays européens,
unification qui correspond à la tendance inhérente au mode de production
capitaliste à internationaliser et intégrer les rapports de production. Le
processus politique de construction d’une « grande
Europe impérialiste » est donc le produit superstructurel de l’évolution du mode de production
capitaliste, et il faut savoir distinguer l’un et l’autre.
Cette distinction est importante parce que la compréhension
de ce rapport de cause à effet permet de discerner les aspects historiquement
positifs de l’unification européenne de ceux historiquement négatifs. Elle
permet de départager les données historiques auxquelles il serait aussi vain
que réactionnaire de s’opposer ( le
développement et l’intégration croissante — l’un ne va pas sans l’autre — des
forces productives ) des manœuvres bourgeoises que le
mouvement révolutionnaire européen doit combattre et briser ( la construction politique d’une « grande Europe impérialiste », l’exploitation et l’oppression de ses prolétaires
comme celles des peuples dominés ).
Tenter d’entraver le processus d’intégration économique en général
serait une absurdité totale et une démarche réactionnaire car il s’agit là d’un
phénomène historique progressiste, au même titre que la socialisation de
l’activité productrice due au capitalisme et qui « fait le lit »
du socialisme. Au contraire de chercher vainement à enrayer ce phénomène de la
dialectique historique, la tâche des révolutionnaires est d’en libérer les
potentialités au profit des travailleurs par une révolution socialiste.
Les forces révolutionnaires doivent combattre non pas la
tendance à l’intégration économique en général mais la grande manœuvre de la
bourgeoisie impérialiste européenne, ce « grand
marché » qui signifie une surexploitation
via notamment une attaque globale contre tous les salaires réels ( la concurrence n’étant plus contenue par les espaces
nationaux, il en résultera un nivellement par le bas des salaires et de la
protection sociale puisque les pays où ils seront les plus réduits attireront
la plupart des investissements futurs ),
et son pendant institutionnel contre-révolutionnaire intérieur ( organisation policière, judiciaire, etc. ) et extérieur ( organisation militaire, dont particulièrement les
corps expéditionnaires formés contre les pays et les peuples du Tiers-monde et
baptisés « forces de déploiement rapide », etc. ).
42.
Quelle est votre position par rapport aux luttes de
libération nationale qui se déroulent dans l’état espagnol et ailleurs en
Europe ( Pays
Basque, Catalogne, Galice, Corse, Irlande du Nord, etc. ) ? La problématique communautaire
opposant Wallons et Flamands en Belgique relève-t-elle du même domaine ? Dans quelle mesure ?
La lutte de libération nationale dans les métropoles
impérialistes diffère fondamentalement de la lutte de libération nationale des
pays dominés du Tiers-monde : dans les
métropoles, les conditions historiques objectives sont partout propices à une
révolution prolétarienne. Négliger cet aspect des choses signifie déjà
s’écarter de ce qu’exigent les intérêts fondamentaux des prolétaires basques,
irlandais ou autres. Cela signifie aussi dénaturer le sens historique de la
libération nationale puisqu’au Pays Basque, en Irlande et partout en Europe le
prolétariat est ultra-majoritaire dans la formation
sociale. Dans des conditions objectivement mûres pour un régime de dictature du
prolétariat, il est erroné de prétendre que la libération sociale passe par la
libération nationale. Tout au contraire, aujourd’hui dans les métropoles la libération nationale passe par la
libération sociale. Marx ne disait-il pas déjà qu’un peuple qui en opprime
un autre ne saurait lui-même être libre ?
Dans des pays colonisés, des pays du Tiers-monde, la petite-bourgeoisie et la paysannerie pouvaient ( et peuvent encore dans certains cas ) jouer, en tant que classes sociales défendant leurs
propres intérêts, un rôle important dans le processus d’indépendance, dans le
cadre d’un « Front National de Libération » par exemple. D’ailleurs, plus le poids social du
prolétariat est faible, plus la nécessité d’alliances de classe se fait sentir
et plus elles en sont légitimes. Mais il en va différemment à présent dans les
métropoles : le prolétariat n’a plus à passer
aucune alliance de classe pour aucun objectif interclassiste intermédiaire. Il
peut et doit certes tactiquement veiller à ménager certains intérêts spécifiques
d’autres couches populaires ( principalement
ce qu’il reste de petite paysannerie ),
mais tout en organisant celles-ci autour de lui dans la lutte anticapitaliste
et anti-impérialiste, en les plaçant sous sa direction exclusive et non en
établissant avec elles une alliance de classe.
Il en découle qu’au sein des pays européens la lutte des
prolétaires et des révolutionnaires qui se retrouvent confrontés à une
dynamique d’émancipation régionale ou nationale ne peut en aucun cas se
subordonner à cette caractéristique mais doit au contraire la maîtriser et
l’intégrer dans le cadre de l’objectif de la révolution communiste. La forme
organisationnelle répondant à cette situation reste donc celle du Parti de
classe et non celle des organismes ou rassemblements interclassistes tels ETA,
IRA, Herri Batasuna ou Sinn Fein, etc.
Prenons l’exemple de l’Espagne. L’aspiration à
l’indépendance est diversement vive au Pays Basque, en Galice, en Catalogne, etc. Cela implique-t-il que les prolétaires et les
révolutionnaires de ces nations devraient mener des luttes distinctes ( même plus ou
moins concertées, coordonnées, articulées ) ? Qu’ils devraient notamment privilégier l’alliance
avec la petite-bourgeoisie nationale locale plutôt
que l’union avec les prolétaires et révolutionnaires des autres nationalités de
l’état espagnol ? À notre avis : sûrement pas !
Les classes ouvrières basque, catalane, galicienne doivent s’unir entre elles
et s’unir encore avec les classes ouvrières castillane, andalouse, etc. Elles doivent s’unir au sein d’un Parti de
classe représentant les intérêts fondamentaux et donc communs des prolétaires
d’Espagne, intérêts parmi lesquels s’inscrit la liquidation de toute forme
d’oppression nationale comprise comme élément anti-prolétarien et anti-populaire
propre à l’ancien régime exploiteur. Nous croyons qu’actuellement le Parti
Communiste d’Espagne ( reconstitué ) assume cette responsabilité centralisatrice pour
l’ensemble des prolétaires et des masses populaires d’Espagne.
Cette union des classes ouvrières, qui s’impose du fait
qu’un prolétaire basque a infiniment plus à partager — à tous points de vue, y
compris sa conception de la libération nationale — avec un prolétaire madrilène
qu’avec un commerçant basque, induit donc la nécessité d’un Parti de classe
unique rassemblant les avant-gardes ouvrières et révolutionnaires de tous les
peuples d’Espagne comme, par ailleurs, de tous les peuples de France, de Grande
Bretagne ( Angleterre, Ecosse, Pays de Galles ), etc. Bien entendu,
des relations particulières devront être construites à partir de ce cadre
général, car par exemple les organisations basques du Parti prolétarien
d’Espagne tendront naturellement à des relations spécifiques et privilégiées
avec les organisations basques du Parti prolétarien de France, mais elles ne
pourront jamais devenir prépondérantes ni se substituer à l’Internationalisme
Prolétarien. Une autre dimension du problème est par exemple donnée par la
situation du prolétariat d’Irlande du Nord qui doit tendre prioritairement à
l’union avec le prolétariat d’Irlande du Sud plutôt qu’avec le prolétariat de
Grande-Bretagne. C’est du moins ainsi que nous comprenons les choses tout en
reconnaissant que notre appréciation est limitée par une connaissance relative
des conditions locales et de leur complexité. Nous pensons qu’il appartient
avant tout aux révolutionnaires de ces nations de trouver les formules
organisationnelles et les orientations stratégiques les mieux adaptées à leurs
problématiques respectives, en se référant exclusivement au Marxisme-Léninisme
et dans le respect le plus entier de l’Internationalisme
Prolétarien.
Pour résumer notre position, nous dirons que dans les
métropoles impérialistes telle l’Europe occidentale, comme dans tous les pays
capitalistes avancés, il n’est pas question de reconnaître quelque légitimité
historique à des mouvements et organisations qui n’ont pas pour objectif
central la dictature du prolétariat et qui ne sont pas guidés par le Marxisme-Léninisme. Et le fait que la lutte pour la
libération nationale soit fondée et légitime au Pays Basque ou en Irlande du
Nord n’y change rien en ce qui concerne, par exemple, l’ETA
et l’IRA ou par ailleurs le FLN corse, etc.
Pour ce qui est de la problématique communautaire en
Belgique, disons d’emblée qu’elle est aujourd’hui de nature essentiellement
bourgeoise. Dans la plupart des cas ses manifestations sont suscitées et
artificiellement gonflées par les forces bourgeoises afin de détourner les
prolétaires d’une lutte de classe impliquant l’union de tous les travailleurs
contre les capitalistes et leurs structures de pouvoir et provoquer en Flandre,
en Wallonie ou à Bruxelles de médiocres unions sacrées interclassistes. C’est
par exemple tout le sens de la politique chauvine, mesquine et foncièrement
anti-prolétarienne de courants sociaux-démocrates tel celui animé par le PS
liégeois Dehousse qui de son propre et fier aveu
préfère un patron wallon à un ouvrier flamand. L’ironie amère de l’histoire
étant, bien entendu, que les capitalistes du nord et du sud du pays s’entendent
comme larrons en foire pour piller la richesse sociale, fruit du travail du
prolétariat, et qu’il n’y a aucune chance d’entendre les banquiers de la
Générale et ceux de la Kredietbank discuter de
l’importance du rattachement des communes fouronnaises à la province de Liège
plutôt qu’à celle du Limbourg, question dont ils se moquent comme de leur
premier sac d’écus.
Et comme la simple gesticulation chauvine wallingante et
flamingante ne suffit pas à enrayer la tendance naturelle à la cohésion de
classe, les tenants régionaux des politiques chauvines anti-prolétariennes
s’acharnent aussi à trouver un sens économique à l’affrontement fratricide
intercommunautaire. C’est exactement à ça que sert tout le discours du PS, du
CVP et des autres sur la dimension économique de la problématique communautaire
( investissements,
commandes publiques, travaux publics, sécurité sociale, etc. ). On raconte aux prolétaires wallons que les
prolétaires flamands ( ces
« briseurs de grève » )
bénéficient d’une mainmise de la Flandre sur l’État
central, traduite par le drainage vers le nord des commandes et investissements
publics. On raconte aux prolétaires flamands que les prolétaires wallons ( ces « gréviculteurs » fainéants )
bénéficient d’un transfert vers le sud ( via
les impôts de l’État central, le budget de la
sécurité sociale, etc. ) de richesses créées au nord. Quand aux prolétaires bruxellois, on leur
raconte les deux fables à la fois, histoire de créer une fracture
supplémentaire.
Cette politique du « diviser
pour régner » atteint son comble quand elle est
appliquée jusqu’au sein des régions. Citons pour rappel les heurts entre les
fédérations syndicales de la métallurgie de Charleroi et de Liège qui
s’accusaient mutuellement de chercher à faire porter à l’autre les effets
négatifs ( licenciements, fermetures d’usines ) des plans de restructuration de Cockerill-Sambre,
ou regardons comment les notables carolorégiens tentent de dresser leurs
administrés contre la ville de Liège sous prétexte qu’elle jouit plus largement
de l’aide financière de l’État ( via le Fonds des Communes dont la répartition des
parts est de la compétence des institutions de la Région Wallonne ).
Que ce soit donc bien clair : il n’y a pas pour nous de véritable problème communautaire en
Belgique. Pendant près d’un siècle le peuple flamand a effectivement été
victime d’une odieuse oppression de la part d’une bourgeoisie industrielle et
financière francophone. Le peuple flamand a mené une longue et légitime lutte
pour recouvrer ses droits les plus élémentaires, notamment dans le domaine
culturel ( enseignement,
emploi de la langue flamande dans l’administration, la justice, l’armée, etc. ). Mais ceux qui, aujourd’hui, tant
en Flandre qu’en Wallonie ou à Bruxelles, travaillent à mobiliser les masses en
fonction d’objectifs communautaires, se rendent coupables d’une activité
foncièrement étrangère aux intérêts du prolétariat. Le prolétariat en Belgique
doit tout entier se consacrer à la lutte pour le socialisme, pour une société
conçue et organisée exclusivement en fonction de ses intérêts et dans laquelle
toutes ses composantes pourront coexister harmonieusement et dans le plus grand
respect de leurs spécificités linguistiques et culturelles.
43.
Pensez-vous que la lutte contre la guerre impérialiste
soit toujours à l’ordre du jour, compte tenu des accords de désarmement
atomique et autres passés entre les USA et l’ex-URSS ? La tendance à la guerre est-elle toujours
d’actualité ? Dans ce cas, l’amélioration du climat
Est / Ouest pourrait-il entraîner un
déplacement des zones d’affrontement vers la périphérie ?
La tendance à la guerre reste d’actualité parce que
fondamentalement elle ne dépend pas de la volonté politique des dirigeants de
tel ou tel pays ni d’accords particuliers entre grandes puissances. Elle émane
de conditions historiques dont l’existence et la maturation se poursuivent
intégralement. La tendance à la guerre est une manifestation terrible, une
conséquence du fonctionnement général du mode de production capitaliste. La
crise générale plonge les puissances impérialistes dans d’énormes difficultés
économiques et politiques, elle les contraint à rechercher un élargissement de
leur base d’exploitation pour compenser la réduction du marché qui y sévit. Et
comme nous ne sommes plus à l’époque où des zones libres étaient à la portée du
colonisateur mais à celle de l’impérialisme où le monde entier est divisé entre
les grandes puissances et leurs sphères de domination, tout élargissement de la
base d’exploitation d’une puissance signifie un empiètement sur la base
d’exploitation d’une autre puissance que la crise ( dont les effets sont généralisés vu le caractère
mondial du mode de production capitaliste )
rend moins que jamais disposée à céder du terrain.
Remarquons que les contradictions inter-impérialistes,
exacerbées par la crise, revêtent des formes très variées ( guerres commerciales, batailles
douanières, etc. )
dont la guerre impérialiste n’est qu’un aboutissement : les canons restent « l’ultime raison des rois » ! Les contradictions USA / URSS avaient
adopté une forme politico-militaire, les contradictions USA / CEE ou CEE / Japon prennent
seulement la forme de luttes commerciales et financières. Cela dépend des
situations et des caractères propres des antagonistes : l’impérialisme US privilégie de longue date la
politique de la canonnière tandis que l’impérialisme japonais s’en remet
actuellement plus volontiers à l’autorité du yen.
À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la
tendance à la guerre impérialiste s’est exprimée avec une acuité particulière.
Si l’URSS n’y contribuait pas d’une manière dynamique, offensive pourrait-on
dire, le seul fait qu’elle se trouvait sur le chemin d’un impérialisme US
vindicatif et belliqueux ( il
le prouvait alors en envahissant la Grenade, en bombardant la Libye, etc. ) produisait nombre de points de
fixation pour la tendance à la guerre. Les face-à-face en Europe centrale et
dans le Pacifique nord, les sphères de domination rivales dans le Tiers-monde,
les affrontements entre alliés des uns et des autres, la course aux armements
stratégiques et conventionnels, etc., partout l’URSS
constituait un obstacle à l’expansion et au renforcement de la domination
yankee dans le monde — à un moment où cette expansion et ce renforcement étaient
vitaux pour l’impérialisme US.
La tension s’est relâchée ces dernières années suite à
l’effondrement du révisionnisme en URSS et au changement de direction qui en a
découlé. Cette grande puissance s’est mise à céder du terrain sur tous les
fronts : retrait d’Afghanistan,
désengagement en Europe centrale, démantèlement de l’Organisation
du Traité de Varsovie, accords sur les armements favorables à l’OTAN, fin de
l’opposition au programme US de « guerre
des étoiles », désengagement dans le Tiers-monde
et abandon des régimes amis ou dépendants ( pays
arabes, Angola, Ethiopie, Indochine, Cuba, etc. ), annexion de la RDA par la RFA et installation de
régimes bourgeois pro-occidentaux dans toute l’Europe de l’Est,
etc. Autant de reculs majeurs sans l’ombre d’un
équivalent de la part de l’impérialisme occidental.
Des accords comme ceux de Genève qui ont conduit au
démantèlement des euromissiles ou comme ceux des négociations START II pour la
réduction des armes intercontinentales, n’influencent évidemment en rien la
tendance à la guerre, tout au plus consacrent-ils une nouvelle doctrine stratégico-militaire précisément adaptée aux données de
l’époque. Par contre l’implosion d’une superpuissance — jusque là actrice de
tout premier plan dans l’affrontement inter-impérialiste
— et le transfert de la plus grande partie de sa sphère de domination à
l’impérialisme rival, neutralisent provisoirement cette tendance, dans la
mesure où les intérêts de l’un des protagonistes sont satisfaits et où l’autre
n’est plus en état de défendre les siens. Pareille situation, indiscutablement
impressionnante, ne supprime pourtant pas la tendance à la guerre : la crise générale du mode de production ne fixe ni
n’admet aucune limite à l’appétit des puissances qu’elle ronge. Aussi vastes
soient-elles, les concessions de l’URSS, ou aujourd’hui de la Russie, seront
successivement absorbées par l’impérialisme occidental et il surviendra
obligatoirement un moment où le mécanisme cessera d’opérer. Soit la Russie
deviendra pleinement assujettie à l’impérialisme occidental et dans ce cas le
champ des contradictions inter-impérialistes se
recomposera selon les divisions principales de ce camp, soit la Russie
retrouvera une dynamique de grande puissance impérialiste, sans doute d’un
niveau moindre qu’au temps de Brejnev mais avec une assise suffisante pour
assurer et défendre ses intérêts propres, et dans ce cas la contradiction
politico-militaire Est / Ouest
redeviendrait d’actualité.
La tendance à la guerre reste en toute circonstance un
caractère fondamental de notre époque et il en découle qu’elle est un axe
stratégique de mobilisation même si les récents événements à l’Est et dans le monde créent un climat tactiquement peu
favorable à un travail politique sur ce thème. Nous ne sommes pas des
opportunistes à la traîne du mouvement de masse. Les communistes doivent
assumer une position résolument d’avant-garde et poursuivre le travail
d’agitation et de propagande contre le militarisme et la guerre impérialiste
sans craindre de ramer à contre-courant de la trompeuse euphorie ambiante.
La question d’un « déplacement
des zones d’affrontement vers la périphérie »
doit être abordée avec précision. L’effondrement de l’URSS et son désengagement
au niveau international ont privé de nombreux pays —
dont les intérêts coïncidaient pour une raison ou l’autre avec ceux de la
politique étrangère soviétique — d’un contrepoids solide à l’impérialisme
occidental. Plusieurs pays arabes et/ou asiatiques, sans oublier Cuba et le
Nicaragua, ont été diversement touchés par ce changement. Il a conduit parfois
à la disparition d’anciens conflits ( privés du soutien de l’URSS des pays n’ont pu
fournir l’effort de guerre nécessaire, cf.
l’effondrement du régime éthiopien )
et parfois à l’apparition de nouveaux ( l’effondrement
de l’URSS a permis à l’impérialisme occidental de porter la guerre où bon lui
semble, c’est-à-dire partout où cela sert ses intérêts, cf.
la guerre du Golfe ).
En règle générale, nous pouvons dire que l’impérialisme US,
ses alliés et ses complices ont actuellement toute latitude de mener leurs
expéditions militaires dans le Tiers-monde ( et
même plus près, voir les projets d’intervention en Europe orientale ), que ce soit contre des féaux rétifs, ambitieux ou
incompétents ( tels les généraux argentins aux
Malouines, Saddam Hussein au Koweït, les fractions au pouvoir en Somalie ) ou contre les peuples en lutte ( intervention franco-belge au Rwanda, yankee au
Salvador, etc. ).
Cette catégorie d’affrontements qui voient les corps
expéditionnaires US et européens jouer tous azimuts les gendarmes de l’ordre
impérialiste ne procède pas directement de la crise générale du mode de
production capitaliste ni de la tendance à la guerre qui lui est propre. Stricto sensu la tendance à la guerre
impérialiste oppose les puissances impérialistes car l’oppression des peuples,
la lutte de ces peuples et la répression de cette lutte sont une constante du
système impérialiste — en crise ou non. Mais il est aussi vrai que la crise va
exacerber cette catégorie d’affrontements dans la mesure où l’aggravation de la
misère des masses du Tiers-monde ( et l’appauvrissement des puissances régionales
étranglées par la dette notamment )
ne pourront qu’engendrer des réactions de refus ... que le développement de la crise rend chaque jour plus intolérables
pour la bourgeoisie impérialiste. La restructuration de l’appareil militaire
occidental ( diminution
des forces blindées en Europe et augmentation des forces aéromobiles par
exemple ) correspond d’ailleurs exactement à
cette analyse. En Belgique, c’est le cas du « Plan Delcroix » qui réorganise l’armée :
suppression du service militaire et création d’une armée professionnelle,
mercenaire, désengagement d’Allemagne, réduction des effectifs blindés, de la
défense aérienne, etc., mais création d’une brigade
de para-commandos attachée au « Rapid Reactian
Corps » de l’OTAN, incorporation de toutes
les autres unités de la force terrestre ( brigades
d’infanterie mécanisée ) à l’Eurocorps
franco-allemand mis à la disposition de l’UEO, etc.
Des indices tangibles qui laissent présager le pire pour les peuples dominés du
Tiers-monde et désignent clairement dans quelle direction les combattants
révolutionnaires des métropoles doivent orienter leurs actions
internationalistes.
44.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, de
nombreuses luttes révolutionnaires dans le monde ont suscité l’enthousiasme et
catalysé l’énergie du mouvement révolutionnaire européen ( Chine, Albanie, Cuba, Algérie,
Vietnam et tant d’autres ). Aujourd’hui beaucoup sont revenus de
leurs illusions et ne savent plus où tourner leur regard. Quelles sont les
nouvelles luttes qui peuvent être exemplaires au niveau international ?
À une époque où les conditions objectives ( croissance économique ) et subjectives ( hégémonie réformiste ) étaient défavorables à la lutte révolutionnaire
dans les métropoles impérialistes, c’est-à-dire de la reconstruction qui a
suivi la Seconde Guerre mondiale à la réactivation de la crise générale du mode
de production capitaliste au début des années 1970, les révisionnistes et les
ennemis du marxisme découvraient pour la trente-sixième fois depuis que Marx et
Engels ont établi le socialisme scientifique que celui-ci était « dépassé ».
Pour étayer leur sentence liquidatrice, ils avançaient nombre de sottises,
souvent archi-usées, parfois inédites. Le prolétariat dans nos pays se serait « embourgeoisé »,
comme si une hausse du niveau de vie des masses modifiait leur statut social ( comme si l’ouvrier cessait d’être exploité parce
qu’il vient à l’usine en auto et plus en vélo ! ) ;
« l’aristocratie ouvrière » qui bénéficie de revenus supérieurs car gonflés de
quelques miettes de la plus-value extorquée par les capitalistes à l’ensemble
des exploités ( notamment du Tiers-monde ) rassemblerait désormais tout le prolétariat européen,
et jouirait de ces « faveurs » afin d’assurer la paix sociale ; une impressionnante gamme d’aliénations nouvelles
et raffinées ( « société
de consommation », etc. ) rendraient définitivement impossible toute prise de
conscience et mobilisation de lutte des travailleurs ; le triomphe du révisionnisme en URSS et dans les
pays d’Europe de l’est serait l’aboutissement inévitable des expériences
d’édification socialiste ; les grandes crises économiques ( et les mouvements de classe qu’elles provoquent ) appartiendraient au passé, d’autant que l’ONU et
les autres institutions internationales garantiraient à terme la paix et la
félicité à l’humanité tout entière, etc. À
cette époque, révisionnistes et ennemis du marxisme tenaient solidement le haut
du pavé idéologique et politique dans la vieille Europe.
L’ensemble des camarades sincères et dévoués à la cause
révolutionnaire ne pouvait échapper à cette influence, la faiblesse du marxisme
révolutionnaire alors ne leur permettait pas d’œuvrer ouvertement à contre-courant
de l’hégémonie révisionniste et anti-marxiste. Ainsi s’explique pourquoi ils
abandonnèrent le terrain européen au réformisme et cherchèrent où pouvoir
valoriser leur volonté de lutte. L’absence de conditions propices au
développement d’une vigoureuse lutte de classe en Europe, le triste spectacle
offert par les régimes dits « socialistes » en Europe de l’est, et surtout la formidable vague
de luttes révolutionnaires anti-impérialistes dans la foulée de la Révolution
chinoise, entraîna une surévaluation de ces dernières et de leurs caractères
dans le cadre du processus révolutionnaire mondial. La conviction se répandit
que ce processus serait à l’avenir animé fondamentalement par les grandes
masses opprimées du Tiers-monde en lutte contre le colonialisme et l’oppression
impérialiste. Or, s’il est indiscutable que durant cette période le front de la
lutte révolutionnaire se situait dans les pays en lutte pour la libération
nationale et le socialisme, il était pleinement erroné d’en tirer des thèses « tiers-mondistes »
évinçant les thèses fondamentales du Marxisme-Léninisme
sur l’importance historiquement déterminante de la révolution prolétarienne
dans les pays capitalistes développés.
Dès le moment où les luttes de libération nationale
atteignirent leurs limites et que les jeunes états progressistes du Tiers-monde
furent contraints à des choix politiques et économiques les ( ré )insérant, du fait de leur sous-développement et de leur dépendance,
dans les marchés et les alliances impérialistes, le désenchantement fut à la
hauteur des projections idéalistes dont ces luttes avaient été l’objet. Ceux
qui s’étaient plu à voir et à annoncer dans cette vague de luttes le fer de
lance de la révolution mondiale, voire l’alpha et l’oméga du processus
révolutionnaire mondial, dégringolèrent de haut et se reçurent mal. Le glas du
tiers-mondisme révolutionnaire avait sonné, même si durant quelques années
encore il allait — et jusqu’au sein des forces révolutionnaires combattantes en
Europe — animer un carré de camarades convaincus que la tâche centrale des
révolutionnaires des métropoles est le soutien aux luttes de libération des
peuples opprimés par l’impérialisme.
Les limites propres aux luttes anti-coloniales et aux
combats anti-impérialistes de libération nationale sont à présent flagrantes
même pour ceux qui n’avaient su ou voulu les voir alors. La caducité des
alliances de classe passées dans la lutte au profit commun de l’indépendance
apparaît dès que cette dernière est acquise. L’arrivée au pouvoir des fronts de
libération nationale transpose immédiatement sur le terrain politique et
économique des contradictions jusque là laissées en arrière-plan par les uns et
les autres. Le rapport de force entre les classes ( et leurs organisations
représentatives ) qui passait relativement inaperçu
dans le feu de la lutte de libération se manifeste directement dans la
configuration et les choix de société du nouveau pouvoir. Le plus souvent, en
raison de la faiblesse organique du prolétariat dans les pays sous-développés
et de l’inorganisation politique ( autour de ses intérêts propres ) de la petite-paysannerie,
le pouvoir est monopolisé par la petite-bourgeoisie
intellectuelle qui investit tous les échelons du nouvel État et se mue
rapidement en nouvelle bourgeoisie capitaliste d’État
et, dans une moindre mesure, par l’ancienne bourgeoisie nationale. Parfois des
choix donnent à penser que les jeunes nations optent pour un système
socialiste, par exemple la nationalisation des ressources et des industries, le
développement du secteur public, une réforme agraire, etc.,
mais le plus souvent les programmes mis en œuvre sont de type social-démocrate
ou révisionniste, c’est-à-dire traduisant les aspirations non du prolétariat
mais de la petite-bourgeoisie et de la
néo-bourgeoisie d’État.
Il faut reconnaître que les conditions intérieures et
extérieures dans lesquelles apparaissent les jeunes états libérés du
colonialisme se prêtent assez peu à l’instauration d’un programme véritablement
socialiste : faiblesse de l’industrie et du prolétariat,
sous-développement généralisé, dépendance par rapport au marché mondial ( monoculture,
production de matières premières brutes, etc. ), etc. Seules des
luttes de libération nationale conçues dès le début dans une perspective
socialiste ( et
donc dirigées par un Parti Communiste rassemblant prolétaires, paysans pauvres
et intellectuels socialistes ) ont pu
entreprendre un programme socialiste ...
trop souvent entaché de déviations révisionnistes, tribut payé au modèle
soviétique de développement. Désespérer du caractère social-démocrate ou
néo-bourgeois qu’adoptent très rapidement la plupart des pays libérés du joug
colonial ou néo-colonial, c’est révéler son aveuglement quant aux limites
inhérentes au processus de libération nationale. C’est manifester son
incompréhension du rapport de force entre les classes sociales participant à la
lutte de libération et des conditions objectives de sous-développement et de
dépendance qui sont l’héritage empoisonné de l’occupation coloniale ou
impérialiste.
La question de « l’exemplarité » de telle ou telle lutte doit être abordée avec la
plus grande précision. Le Mouvement Communiste International a souvent payé
affreusement cher l’erreur de transposer mécaniquement les méthodes éprouvées
d’une expérience victorieuse dans une autre situation dont les spécificités les
rendaient contre-productives. À cet égard, la lutte de Mao Tsé-toung
contre les « dogmatiques » du Parti Communiste Chinois est instructive. Ils
prétendaient reproduire en Chine les méthodes, la stratégie et les tactiques
qui avaient conduit au triomphe de la Révolution d’Octobre ... et pour s’y être opposé Mao fut exclu du PCC en
1929. L’application des recettes soviétiques ( aussi exigée par le Komintern ) a
provoqué d’effroyables désastres en Chine, dont en 1927 le massacre par les
troupes du Kuomintang de la Commune insurrectionnelle
de Canton — conçue sur le modèle de l’insurrection de Petrograd. Et lorsque Mao
Tsé-toung développa de nouvelles méthodes, une
stratégie et des tactiques répondant parfaitement à la situation de la Chine et
qui conduisirent à la victoire de 1949, elles furent à leur tour reprises et
appliquées sans aucune adaptation dans des contextes très éloignés de la
réalité chinoise ... et débouchèrent tout
naturellement sur des échecs. On connaît aussi l’exemple dramatique de l’échec
subi par Che Guevara en Bolivie quand il tenta d’y
appliquer la stratégie « foquiste » qui avait donné d’excellents résultats à Cuba.
Il convient donc d’être extrêmement prudent lorsqu’on parle
« d’exemple ». La glorieuse lutte du peuple vietnamien était
exemplaire car elle démontrait qu’un peuple uni et déterminé pouvait combattre
et vaincre l’énorme machine de guerre impérialiste, mais il n’a jamais été
permis d’en déduire que les méthodes, la stratégie et les tactiques du FNL
soient systématiquement valables partout et de tout temps. Il y a exemplarité
et exemplarité : la valeur mobilisatrice,
stimulante d’une lutte, son rayonnement et ses leçons historiques, politiques, etc., doivent être soigneusement distingués de ses choix
particuliers et appropriés, de ses méthodes, de sa stratégie et de ses
tactiques, etc.
Quelles sont les luttes qui aujourd’hui peuvent être
exemplaires au niveau international ?
Il faut donc répondre à deux niveaux. D’un côté, toutes les luttes menées avec
constance et détermination, surmontant les épreuves et progressant en suivant
les principes du Marxisme-Léninisme sont exemplaires.
Par exemple, aussi bien la lutte du PCE(r) et des GRAPO en Espagne que celle du
PCP au Pérou. De l’autre côté, en ce qui concerne les méthodes, la stratégie et
les tactiques, nous pouvons seulement considérer les luttes engagées dans des
conditions similaires aux nôtres. L’expérience du PCP correspond à des
conditions objectives et subjectives incomparables à la réalité belge et
pratiquement elle recèle peu d’éléments dont nous pourrions ici faire notre
profit. La lutte du PCE(r) et des GRAPO se déroule dans un contexte infiniment
plus proche du nôtre, elle peut nous guider dans une certaine mesure ... comme nous pouvons aussi la critiquer par
certains aspects.
En fait, les fruits de l’expérience du mouvement
révolutionnaire qui ont une portée vraiment universelle sont rares. Nous
pourrions citer l’organisation partitiste léniniste ;
la tactique de la guérilla ( rurale
ou urbaine ) ;
la stratégie de la Guerre Prolongée — dont on n’a pu faire l’économie qu’à peu
d’occasions, quand le régime souffrait d’une extrême déstabilisation par
exemple suite à une guerre perdue ( Russie
1917, Allemagne 1918/1919 ) ;
l’exploitation de la dialectique politico-militaire, de l’activité légale et
illégale ; etc. Des
grands traits qui doivent chaque fois faire l’objet d’une élaboration
particulière selon les situations auxquelles les révolutionnaires sont
confrontés.
45.
Comment comprendre l’évolution de l’URSS et des pays
d’Europe de l’est ces dernières années ?
Pouvait-on qualifier le système social de l’URSS de capitaliste ? L’URSS de Gorbatchev représentait-elle encore pour
vous, à l’un ou l’autre niveau, une référence socialiste ? Quelle est votre opinion concernant Staline ?
La lutte des classes
continue sous le socialisme. Celui qui ne comprend pas toute l’importance de ce facteur
historique fondamental est non seulement incapable de comprendre les événements
récents à l’Est — à savoir l’effondrement des régimes
révisionnistes — mais aussi d’une façon générale l’histoire des pays
socialistes. En régime capitaliste, la lutte des classes voit essentiellement
le prolétariat s’affronter à la bourgeoisie pour la conquête du socialisme. En
régime socialiste ( c’est-à-dire
en régime de dictature du prolétariat )
la lutte des classes voit à la fois le prolétariat chercher à approfondir les
éléments du socialisme, à progresser dans la voie vers le Communisme ( société sans classe et sans État, but final du
prolétariat révolutionnaire ) et la
bourgeoisie chercher à réinstaurer le capitalisme.
Toute l’histoire de l’URSS, pour ne prendre que cet exemple,
est faite de flux et de reflux tendant soit à l’approfondissement, au
développement du socialisme, soit à la restauration des rapports capitalistes
de production. Citons la première période d’édification socialiste qui a suivi
Octobre, le « repli stratégique » de la NEP qui dès 1921 signifia des concessions
forcées aux mécanismes capitalistes hérités du passé ( principalement dans le domaine agricole en raison de
la puissance des paysans riches et dans celui de la distribution en raison des
difficultés rencontrées par le nouveau régime à substituer un système de
coopératives de consommation aux circuits traditionnels de la petite-bourgeoisie commerçante ), la grande poussée de socialisation des années 1930
fondée sur le plan quinquennal et la collectivisation de l’agriculture, le coup
d’arrêt porté par l’invasion nazie et les ravages de la guerre et, depuis 1953
— époque de la mort de Staline et du coup d’État
révisionniste de Krouchtchev —, une succession
ininterrompue de manœuvres et de mesures favorisant la réimplantation de
rapports capitalistes de production et le retour à l’économie de marché.
Ce rapide survol historique confirme la permanence de forces
sociales antagoniques après une révolution prolétarienne et l’affrontement
entre tendances à l’approfondissement du socialisme et tendances à la
restauration du capitalisme. Il révèle que ces facteurs peuvent persister même
quand la bourgeoisie semble avoir été totalement éliminée ( on a pu le penser sous Staline ) et jusqu’à briser le processus socialiste en cours ( l’offensive révisionniste qui a surgi et triomphé dès
la mort de Staline le prouve ). Il
permet aussi de fixer à l’époque du putsch krouchtchévien
la fin du processus révolutionnaire ouvert par la révolution d’Octobre.
À ce point, il importe de faire remarquer que la stabilité
institutionnelle de l’URSS ( continuation
de l’État, maintien du rôle dirigeant du PCUS, etc. ) ne pouvait en aucun cas et depuis
longtemps être confondue avec une quelconque continuité du régime socialiste.
Et la permanence, jusqu’il y a peu, de caractères économiques ou sociaux tels
que la propriété d’État des moyens de production ou
le droit au travail ne le permettaient pas non plus. Ces éléments ont pourtant
faussé l’analyse de nombreux camarades qui voulaient y trouver la preuve de la
pérennité du socialisme soviétique. Et ces mêmes éléments sont brandis par la
propagande bourgeoise pour affirmer que l’effondrement récent des régimes
révisionnistes établit la « faillite
du socialisme ». Il n’y a nulle « faillite du socialisme » là-dedans. La vérité est qu’il y a eu une défaite des forces
politiques et sociales révolutionnaires en URSS, défaite consommée en 1956 ( pour prendre la
date symbolique du XXe Congrès du PCUS ), et qu’il y a eu dernièrement faillite — inscrite
dans le cadre général de la crise économique mondiale — du régime instauré par
les forces contre-révolutionnaires qui avaient triomphé à l’époque. Nous avons
assisté à la retentissante faillite du révisionnisme ... et à une démonstration supplémentaire de la
nécessité socialiste.
La stabilité institutionnelle de l’URSS durant septante années
n’infirme en rien le triomphe de la contre-révolution dans le pays après la
seconde guerre mondiale. Cela parce que cette contre-révolution a adopté une
forme inédite et particulière : elle
s’est agrégée dans les rouages du Parti, de l’État,
de l’Armée, des sphères dirigeantes de l’économie, etc., et elle a vaincu de l’intérieur les forces attachées
au projet socialiste. Les forces contre-révolutionnaires ne sont bien
évidemment pas tombées du ciel un beau jour. Elles se sont progressivement
constituées et développées au travers d’un processus qui, pour s’être révélé au
grand jour entre 1953 et 1956, était engagé depuis bien des années auparavant,
alors que les forces attachées au socialisme avec Staline à leur tête tenaient
fermement le pouvoir. Il en découle l’obligation d’une analyse critique de la
période stalinienne, afin de cerner les données et les mécanismes qui ont
conduit à la genèse et l’établissement d’une nouvelle bourgeoisie à l’intérieur
même du régime socialiste.
Le maintien de caractères économiques comme par exemple la
propriété collective des moyens de production ( propriété d’État
ou coopérative ) ne constitue pas non plus la
preuve absolue du maintien de rapports sociaux de type socialiste. Les régimes
bourgeois occidentaux s’accommodent déjà — à une échelle réduite, certes — de
ce genre de propriété sans que cela change quoi que ce soit à la nature
capitaliste du système ou à la condition du prolétariat ( il n’y a pas de différence réelle
entre la condition d’un ouvrier de chez Peugeot — entreprise dont le capital
est détenu par des actionnaires privés — et celle d’un ouvrier de chez Renault
— entreprise dont le capital est détenu par l’État ). La forme étatique de la propriété des moyens de
production ne constitue pas en soi une entrave à l’instauration ou au maintien
de rapports capitalistes de production.
Bien sûr, à la différence des entreprises capitalistes d’État comme on en trouve en Occident, les entreprises de l’État soviétique n’œuvraient pas dans un cadre général
capitaliste. Elles participaient à un cadre général de type socialiste issu de
la Révolution d’Octobre et des progrès de
l’édification enregistrés sous Staline :
elles s’inscrivaient dans un système où toutes les forces productives étaient
collectivisées et la production planifiée ( à la différence des entreprises
capitalistes nationalisées qui sont entourées d’entreprises privées et dont la
production est organisée en fonction du marché ), etc. La comparaison a donc ses
limites et il suffit de souligner encore une fois à cette occasion que le
développement d’entreprises capitalistes nationalisées comme celui de grandes
et puissantes concentrations industrielles ( propriété de nombreux actionnaires
peut-être mais ayant une direction unique )
révèlent combien le capitalisme est arrivé au terme de son propre développement
et comment il a créé les bases de sa disparition.
La réinstauration des mécanismes de l’économie de marché est
une clé essentielle de la restauration du capitalisme. Notons au passage que
c’est en ce sens que le modèle yougoslave a d’emblée tourné le dos au
socialisme scientifique ( en
introduisant par exemple la concurrence dans le secteur coopératif ). C’est dans cette direction qu’ont tendu toutes les
initiatives néo-bourgeoises en URSS ( voir ainsi « l’autonomie
financière des entreprises » )
depuis Krouchtchev et c’est de ce facteur qu’ont
découlé toutes les contradictions qui ont conduit à l’échec révisionniste.
Dans l’expérience soviétique, la néo-bourgeoisie
révisionniste est née et a grandi au sein même de la société socialiste. La
contre-révolution issue de l’ancien régime, les « débris d’empire », les forces blanches, la noblesse,
le clergé, etc., avaient subi une défaite
irrémédiable dans la guerre civile, défaite qui fut parachevée grâce aux vagues
répressives qui par la suite frappèrent durement les éléments de l’ancien
régime sournoisement infiltrés dans le nouveau pouvoir, voire même ceux qui s’y
étaient ralliés. La contre-révolution qui triompha dès la mort de Staline était
pour sa part issue des rangs de l’État soviétique et
du PCUS : hauts militaires, cadres
d’entreprises, fonctionnaires, permanents du Parti, etc.
Ainsi s’explique qu’en place de viser un retour aux anciens privilèges, à la
situation d’avant 1917, cette néo-bourgeoisie procéda en détournant à son
profit les fruits du travail social organisé sur base de la propriété
collective des moyens de production et de la planification.
Toute l’histoire de la néo-bourgeoisie « soviétique »
tient dans l’extension incessante de ce détournement de richesses, dans
l’affermissement de sa position dominante ( inamovibilité
des hauts responsables, mise à l’écart des masses de la vie politique, etc. ), pour aboutir à la contradiction
ouverte entre une organisation du travail social selon des critères socialistes
et ses intérêts en tant que classe parasitant ce travail ( par le biais de salaires élevés, de nombreux
avantages dits « de fonction » ... et de
fonctions équivalant à de véritables sinécures, etc. ).
La faillite et l’effondrement des régimes révisionnistes
trouvent leur origine dans cette contradiction globale. Progressivement vidés
de leur sens et détournés du service des masses ( masses de plus en plus écartées du
pouvoir et dépossédées de la richesse produite par leur travail ) les mécanismes socialistes entrèrent en
dysfonctionnement grandissant. Comment aurait-il pu en être autrement ? La dynamique du système socialiste dépend
étroitement de son rapport aux masses. Lorsque les masses adoptent le
socialisme, identifient leurs intérêts à son bon fonctionnement et à son
approfondissement, ont la possibilité d’y épanouir et valoriser leur
créativité, etc., parce que le socialisme se démontre
objectivement le meilleur moyen d’améliorer leur condition dans tous les
domaines, alors ce système apparaît pour ce qu’il est : le plus rationnel et le plus efficace que
l’humanité ait jamais connu.
Faut-il encore rappeler les prodiges économiques réalisés en
URSS durant la période socialiste ?
D’un pays arriéré, divisé, ruiné par la crise et la première guerre mondiale,
mutilé par l’occupation allemande des régions les plus riches de son
territoire, ravagé par la guerre civile, les méfaits des armées blanches et
l’agression impérialiste, on retrouve au seuil de la seconde guerre mondiale
une puissance économique d’avant-plan. En vingt années de socialisme, l’URSS a
parcouru un chemin pour lequel les puissances capitalistes occidentales avaient
mis plus d’un siècle. Et il vaut sûrement la peine de faire remarquer qu’elle a
effectué cette marche à un coût humain et social infiniment moindre que celui
des guerres, famines, exploitations, répressions, conquêtes coloniales,
pillages et massacres, etc., perpétrés en Occident ou
par lui. Vingt années de socialisme en URSS ont fait surgir du néant une
industrie puissante, ont construit une agriculture moderne sur les ruines d’un
archaïsme féodal, ont électrifié le pays, ont permis de fantastiques
découvertes, ont réalisé d’innombrables progrès dans les domaines scientifiques
et culturels, ont systématiquement élevé le niveau de vie des masses ( santé, habitat,
éducation, etc. ).
On ne peut non plus oublier la capacité dont fit preuve le système soviétique à
vaincre la puissance militaire hitlérienne, puis à réparer les effroyables
dommages de l’invasion nazie.
Mais dès le moment où les masses perçoivent qu’elles
n’œuvrent plus pour elles ( via l’État de dictature du prolétariat et le Parti Communiste ) mais pour une classe détournant à son profit la
richesse née de leur travail, que le pouvoir sur les orientations et
l’organisation de la société leur échappe au profit de cette classe parasite ( qui se défend par une répression anti-populaire ), etc., elles se
démobilisent inévitablement sur le terrain de la production et reproduisent à
leur façon les vices de la classe dominante ( gaspillage, coulage, absentéisme, détournement, etc. ), elles se méfient et se détournent du terrain
politique. Incompétence, gabegie et concussion au sommet, démobilisation et
démoralisation à la base, même une structure socialiste est incapable de
miracle : le système tourne à vide et se
révèle inapte à l’organisation et au progrès social. Il est condamné.
L’incompatibilité entre les mécanismes du système socialiste
et l’existence d’une classe parasite monopolisant le pouvoir à son profit a été
illustrée toujours plus durement par la nette baisse de croissance économique
de l’époque krouchtchévienne, puis par la « stagnation »
brejnévienne et enfin par la faillite gorbatchévienne. Théoriquement, deux
voies s’ouvraient alors à l’URSS : la relance
d’une dynamique socialiste ou un virage plus accentué que jamais vers le
capitalisme et l’économie de marché. Mais bien entendu, pratiquement, la
première voie était fermée à la néo-bourgeoisie « soviétique » :
elle aurait signifié sa liquidation en tant que telle, ce qu’elle ne pouvait ni
objectivement ni subjectivement assumer. Restait donc seulement un inévitable
tournant capitaliste, puisque les dirigeants révisionnistes ne disposaient pas
de moyens de pression permettant de forcer les masses à se faire exploiter
efficacement dans le cadre du système socialiste.
Les moyens de coercition comme il en existe en Occident ( essentiellement le licenciement, la mise en
concurrence des travailleurs ) se
heurtaient non seulement à la législation socialiste héritée de la Révolution
et qui protège le prolétariat, mais aussi au système socialiste lui-même.
L’arme du licenciement, par exemple, ne peut se fonder que dans le cadre d’une
entreprise qui mesure ses résultats en profit et non dans celui d’une entreprise
qui les mesure à l’accomplissement des quotas de production fixés par le plan.
Le licenciement des travailleurs est une arme qui opère seulement en système
capitaliste parce qu’il intègre la concurrence et le chômage.
Nous avons assisté alors à l’éclatement de cette
contradiction : après avoir été vidé de sa
substance par une nouvelle bourgeoisie née en son sein, le système socialiste
soviétique s’est révélé contre-productif dans le cadre d’un rapport
d’exploitation. Cette nouvelle bourgeoisie devait liquider les fondements
socialistes qu’elle avait déjà dénaturés et leur substituer des mécanismes
d’exploitation qui ont fait leurs preuves dans les pays capitalistes. N’ayant
voulu ( ni
ne pouvant du fait de sa nature de classe )
progresser sur la voie du socialisme, la néo-bourgeoisie « soviétique »
( depuis éclatée en diverses
bourgeoisies nationales : russe, ukrainienne, etc. ) ne pouvait que conduire l’URSS au
capitalisme.
Dans les pays de l’Europe de l’est qui étaient liés à l’URSS,
le système socialiste était bien moins solidement enraciné. Cela pour de
nombreuses raisons : il y fut implanté pour une part
déterminante grâce à la victoire de l’Armée Rouge sur
les nazis et leurs alliés et non à la suite d’une révolution prolétarienne
victorieuse ; cette implantation eut lieu bien
plus tard qu’en URSS et même à une époque où le révisionnisme était déjà
fortement tapi dans l’ombre du pouvoir ;
les PC amenés au pouvoir n’étaient ralliés au léninisme que dans une faible
mesure ( ainsi le SED en RDA qui rassemblait
en un parti unique les anciens partis communiste et socialiste ) ; la
collectivisation des forces productives était généralement moins étendue qu’en
URSS ( voir l’agriculture polonaise restée
majoritairement aux mains d’une paysannerie indépendante ) ; etc. L’empressement et l’aisance dont ont fait preuve
dernièrement les pseudo PC d’Europe de l’est à se convertir en partis sociaux-démocrates
témoignent à l’envi du fait que ces cliques s’étaient détachées depuis bien
longtemps du socialisme et du marxisme, du fait que derrière la façade
socialiste et les drapeaux rouges il n’y avait plus qu’une corruption
bourgeoise généralisée.
Voilà pourquoi, finalement, les récents changements en
Europe de l’est nous soulagent plutôt :
ils déblayent le terrain. Malgré les ravages du révisionnisme et outrageusement
étançonnée de toute part, la façade « socialiste » de ces pays tenait officiellement debout. De
nombreux prolétaires en Europe occidentale et plus encore dans le Tiers-monde
continuaient à associer en toute bonne foi le socialisme — voire le Communisme
— avec sa tragique et anti-populaire caricature est-européenne.
À présent les forces bourgeoises de ces pays ont jeté bas les masques et elles
espèrent jouir d’une position suffisamment forte que pour pouvoir revendiquer
leur nature et leurs options anti-socialistes ... Tant mieux ! Les choses apparaissent
directement, telles qu’elles sont réellement, aux yeux de tous. Et la clarté
des choses est toujours profitable aux vrais communistes et à leurs activités.
En ce qui concerne Staline et son action à la tête de l’URSS,
nous avouerons que le sujet fait encore l’objet de discussions contradictoires
entre nous — et cela d’autant que sa bonne connaissance est difficile et
complexe. Bien entendu nous condamnons sans hésitation la meute exécrable des
publicistes ( petits- )bourgeois et révisionnistes aboyant contre Staline
du matin au soir. Nous aurions plutôt tendance à mettre en avant les apports
positifs de Staline — et il faut constater que nous jugeons positif dans son
œuvre justement ce pourquoi les roquets de la bourgeoisie et du révisionnisme
l’abominent ! D’un autre côté, nous ne voulons
pas nous laisser enfermer par notre rejet du révisionnisme ( et particulièrement notre
condamnation des cliques krouchtchévienne et
gorbatchévienne ) dans une défense en bloc, sans
nuance, de Staline. Le sujet exige une analyse plus fine.
Nous pouvons dire que nous approuvons les grands choix de
Staline concernant la ligne politique du Parti. Il a eu raison de s’opposer en
1924 à l’irréalisable jusqu’au-boutisme de la « révolution permanente » de Trotsky et également de s’opposer au courant droitier
boukharinien dès 1928 pour mettre fin l’année suivante à la NEP et entamer
l’incontournable épreuve de force avec les koulaks. Nous approuvons donc la
liquidation de la paysannerie riche en tant que classe puisqu’elle avait adopté
une position concrètement hostile au processus socialiste et à son État ( voir le non
approvisionnement des villes qui a provoqué les famines de l’hiver 1927/1928 ) et, en conséquence, les mesures coercitives que
cette liquidation exigeait.
Nous pensons que Staline a eu raison contre ses détracteurs
à propos de la nécessité et de la possibilité d’une industrialisation rapide du
pays : les deux premiers plans quinquennaux
( avec un
taux d’accroissement annuel de la production industrielle d’environ 20 % ... contre
0,3 dans les pays capitalistes à la même époque ) ont fait passer l’URSS d’un champ de ruines à la deuxième puissance
industrielle mondiale. Cette réussite est aujourd’hui encore exemplaire, elle a
démontré que la mobilisation des masses combinée à une juste direction du Parti
Communiste — c’est-à-dire à un authentique processus révolutionnaire socialiste
— est incomparablement supérieure en efficacité économique, en rationalité et,
naturellement, en justice sociale à tous les systèmes et régimes sociaux
précédents.
Nous ne jugeons pourtant pas le bilan de Staline comme
entièrement positif. Si la ligne qu’il a défendu au
sein du Parti était dans la plupart des cas correcte, les méthodes employées
pour l’imposer ont été le plus souvent critiquables, particulièrement à partir
de 1934. Certes des purges étaient nécessaires pour débarrasser le Parti de
nombreux éléments étrangers à son but et ses principes, mais nous n’y trouvons
pas la justification de la répression qui s’est abattue sur le Parti et la
société soviétique à partir de l’assassinat de Kirov. La saine liquidation des
saboteurs, la mise hors d’état de nuire des contre-révolutionnaires, etc., tout cela ne peut expliquer pourquoi des trente et un
membres des instances supérieures du Parti lors du IXe
Congrès ( avril
1920 ) onze seulement étaient encore en
vie en 1940, et parmi ceux-là rien que trois ( Staline, Mouranov et Sergeev ) qui appartenaient à la direction du Parti en 1917.
Décomptons deux morts naturelles ( Lénine
et Dzerjinski ) et un suicide ( Tomski ), on arrive à dix-sept cadres de toute première
importance fusillés ou disparus dans les camps — à commencer par des militants
aussi célèbres que Boukharine, Kamenev, Préobrajenski,
Radek, Rykov, Zinoviev ... Et ce n’est qu’un exemple symbolique.
Nous partageons avec les partisans les plus farouches de
Staline une entière condamnation du putsch révisionniste de 1953 ainsi que des
infamies anti-socialistes du XXe Congrès.
Avec Krouchtchev et sa clique, le PCUS et l’URSS
voyaient arriver à leur tête les premières d’une longue traînée de canailles et
de parasites qui n’allaient avoir de cesse de démanteler le système socialiste
pour lui substituer les mécanismes de l’économie de marché. Mais cette
néo-bourgeoisie révisionniste qui s’accapare le pouvoir à la faveur de la mort
de Staline ne tombe pas du ciel, ne s’est pas faite en un jour. C’est cela qui
à notre avis rend incohérente toute position qui soutient en bloc l’œuvre de
Staline. Staline est parvenu à briser et liquider les forces bourgeoises
émanant de l’ancien régime, c’est un fait à son actif, mais les méthodes de
direction qu’il a instaurées ont favorisé la constitution et l’agrégation progressive
d’une nouvelle bourgeoisie propre au nouveau régime, qui l’a parasité et
dénaturé en envahissant les rouages de l’État, du
Parti, de l’économie et de l’armée. En 1939, le PCUS comptait 1.589.000 membres
dont 8,3 % seulement l’étaient déjà avant 1920.
Tant à la base qu’au sommet, le Parti sous Staline a connu un renouvellement
complet, « post-révolutionnaire ». La liquidation de l’héritage socialiste de Staline
fut le fait de forces sociales et politiques s’étant constituées à l’époque de
sa direction. Le Præsidium du XXe Congrès
étaient quasi identique par sa composition à ceux des Congrès qui avaient
précédé la mort de Staline ( sur
les onze membres du Præsidium de 1956, dix avaient fait partie de celui de 1952 ! ).
Nous pensons que Staline a maintenu un juste cap dans
l’orientation générale de la révolution soviétique mais qu’il porte une grande
responsabilité dans son naufrage car ses méthodes de direction ont privé le
Parti de nombreux militants sincères et dévoués, n’ont pas permis que s’exerce la
vigilance ni s’exprime la créativité des masses, ont favorisé l’apparition et
l’infiltration d’arrivistes et de carriéristes qui se sont rapidement agrégés
sous forme d’une néo-bourgeoisie phagocytant le socialisme. Cette grave erreur
doit être étudiée, son mécanisme doit être sévèrement démonté, et les
révolutionnaires d’aujourd’hui et de demain ont la responsabilité de ne pas la
reproduire.
46.
Que pensez-vous de la Chine de Deng Xiaoping ? Quelle est votre analyse de la Révolution
Culturelle ? Peut-on qualifier la formation
sociale de la Chine de capitaliste ? Ou bien,
selon vous, reste-t-elle une référence socialiste ?
Nous pensons que la Chine aussi est un pays engagé sur la
voie de la restauration du capitalisme. Citons quelques chiffres : les multinationales impérialistes pénètrent
franchement en Chine ; par exemple, de janvier à novembre
1988, elles y ont investi pour quatre milliards de US $ et on y comptait déjà
plus de 600 sociétés « joint-venture » américano-chinoises ; la décollectivisation des terres permettait
en 1985 l’existence de 10.700.000 entreprises paysannes ; la part de l’économie soumise à la planification se
réduit sans cesse, en 1975 le budget national contrôlait environ 80 % de l’investissement global ... et moins de 20 %
en 1987 ( et si l’État
central contrôlait 34 % du revenu national en 1987, il
n’en contrôlait plus que 15 % en 1992 ) ; le pays
est de plus en plus dépendant du système financier impérialiste, d’inexistante
au début des années 1970 la dette extérieure atteint à présent des dizaines de
milliards de US $, elle a augmenté de 400 %
entre 1980 et 1987 ; l’inflation, liquidée à l’époque
socialiste, a réapparu, elle s’élevait officiellement à 18 % en 1988 mais grimpait jusqu’à 47 % dans les métropoles côtières les plus engagées dans
la voie capitaliste ; le chômage était inexistant il y a
dix ans, il frappe en 1992 — selon les chiffres officiels — 200 millions de
travailleurs soit 30 % de la population active ; etc.
L’histoire de la contre-révolution en Chine mérite une
attention particulière car elle n’a pas suivi le même cours qu’en URSS. Cela
pour une raison très simple : en
véritables communistes qu’ils étaient, les révolutionnaires chinois ont étudié
les causes et les mécanismes de la victoire révisionniste en URSS et ils ont
appris à s’en défendre. Ils ont d’ailleurs ainsi apporté au Mouvement
Communiste International une nouvelle somme d’expériences qu’il lui appartient
maintenant de valoriser.
À l’image de la révolution socialiste en URSS, la révolution
chinoise a aussi connu de grands mouvements, des flux et des reflux qui
tendaient tantôt à approfondir et étendre le système socialiste, tantôt à le
réduire. Pensons à la phase initiale de Nouvelle Démocratie, au Premier Plan
Quinquennal et au mouvement contre-révolutionnaire à l’occasion de la campagne
des « Cent fleurs », au « Grand
Bond » et à sa phase de rajustement, etc. Mais c’est certainement la Grande Révolution
Culturelle Prolétarienne, impulsée en 1966 pour briser les manœuvres des
révisionnistes qui tentaient d’exploiter les déboires du « Grand Bond en Avant », qui retiendra notre plus grande attention.
L’expérience de la Révolution Culturelle a indiqué la juste
voie permettant, grâce à une lutte idéologique et politique ouverte mobilisant
sans trêve les masses populaires, d’empêcher que se dessine et s’affirme un
processus contre-révolutionnaire dans le cadre de l’édification socialiste.
Certes cette expérience-là fut finalement une bataille perdue puisque les
forces bourgeoises des Deng Xiaoping et consorts finirent par battre les forces
communistes ( et
notamment celle connue sous le nom de « Groupe
de Shanghai » ).
Mais elle constitue un apport décisif pour l’avenir : elle a mis en évidence la nécessité et les
caractères de la bataille, elle a révélé sa capacité à débusquer les courants
néo-bourgeois s’agrégeant dans les rouages de l’État
socialiste, du Parti, etc.
Dans une certaine mesure, on peut dire que malgré la défaite
( et l’issue
de la lutte fut longtemps incertaine, les forces révisionnistes ayant plus d’une
fois mordu la poussière ) les camarades chinois ont ouvert
et éclairé la voie qui préservera l’intégrité de la dictature prolétarienne et
lui garantira d’accomplir sa mission historique : mener l’humanité au seuil du Communisme. Exactement comme un siècle
auparavant les révolutionnaires de la Commune de Paris, malgré leur défaite,
ouvraient et éclairaient la voie de la révolution prolétarienne. Et de la même
manière que la victoire de la Révolution d’Octobre
devait énormément à l’expérience de la Commune de Paris ( on peut dire qu’au travers des
Bolcheviks triomphant au Palais d’Hiver les
Communards triomphèrent de Versailles ),
les révolutionnaires qui demain conduiront un processus d’édification
socialiste résistant à toute restauration bourgeoise devront énormément à la
Grande Révolution Culturelle Prolétarienne.
Quant à la clique de Deng Xiaoping, qui restaure activement
le capitalisme en prétextant croissance et modernisation, elle est
particulièrement emblématique de ces sournoises forces révisionnistes et
néo-bourgeoises qui gangrènent et dénaturent le socialisme jusqu’à le liquider.
Faut-il souligner la vilenie de son discours économiste quand on sait que dans
le cadre du socialisme la Chine progressait deux fois plus vite que des pays
comparables restés sous le joug capitaliste ( le produit national a augmenté de 7
à 8 % l’an au cours du Premier Plan
Quinquennal, pour 4 % l’an seulement en Inde durant la
même période ), qu’elle assurait à grands pas sa
modernisation et prenait place parmi les pays à la pointe de la recherche
scientifique, etc. ?
Ce n’est pas pour rien que Deng se retrouva au premier rang
des cibles de la Révolution Culturelle ( de 1966 à 1967, il passa de la
fonction de Secrétaire Général du Parti à un poste d’ouvrier tourneur ) et son retour au pouvoir n’en annonçait que plus
les orientations contre-révolutionnaires et anti-socialistes des dirigeants
chinois actuels.
47.
Quelle est votre position au sujet des luttes de
libération nationale dans les pays dominés ? Certaines
de vos réflexions laisseraient entendre que vous refusez à tout mouvement, même
de masse, la légitimité de représenter les intérêts d’un peuple opprimé, s’il
n’est pas guidé par le Marxisme-Léninisme.
Confirmez-vous cela ?
En aucune façon. Les luttes de libération nationale des
peuples opprimés sont un élément du processus historique global menant au
socialisme. Nous ne partageons en rien le point de vue des ultra-gauchistes
pour qui cette donnée reste impénétrable et qui penseraient déchoir en
avalisant des luttes n’opposant pas un pur prolétariat ( voire une pure classe ouvrière ) à une pure bourgeoisise,
quand bien même la réalité les confronte à des situations caractérisées par
d’inévitables alliances de classe ( prolétariat / paysannerie / petite-bourgeoisie, auxquels s’ajoutent parfois des fractions de bourgeoisie
nationale, contre bourgeoisie impérialiste / bourgeoisie compradore ).
Car seule la libération nationale, l’affranchissement d’une oppression
extérieure directe ( par
colons ou fantoches interposés ) permet
aux pays dominés d’accéder aux bases économiques, sociales et politiques
nécessaires à la marche vers le socialisme.
Le processus historique de libération nationale correspond
le plus généralement à deux cas de figure. Soit le Parti Communiste, organisant
les masses prolétariennes et paysannes, joue un rôle dirigeant dans la lutte de
libération nationale et il la prolonge d’office par l’instauration du
socialisme ; il s’agit dans ce cas d’un
processus révolutionnaire ininterrompu par étapes ( étape de l’indépendance et étape de
l’édification socialiste ). Soit les forces nationalistes
bourgeoises sont prépondérantes à la direction du mouvement populaire de
libération nationale et une fois l’indépendance acquise elles organisent
l’exploitation et l’oppression à leur profit ;
une seconde phase de lutte, distincte, s’ouvre alors dans laquelle la question
des anciennes alliances de classe ne se pose plus : ouvriers et paysans luttent contre la bourgeoisie nationale et pour la
révolution socialiste.
Nous reconnaissons une entière légitimité à la lutte de
libération nationale dans les pays dominés par l’impérialisme et, par
conséquence, nous pouvons aussi reconnaître une légitimité à un front national
de libération où le Parti Communiste n’aurait pas l’hégémonie ( un front
reflétant l’état exact de la société, où le prolétariat manque de force en
raison de sa faible organisation politique ou/et de son peu de poids social, ce
qui est souvent le cas dans les pays sous-développés ). Mais cela ne signifie absolument pas que nous
bénissions tous les mouvements de libération possibles et imaginables !
Les communistes ne perdent jamais de vue leur objectif qui
est le triomphe du socialisme dans le monde entier. Chaque fois que nous sommes
amenés à considérer une organisation ou un front de libération nationale dans
un pays dominé, nous nous posons d’abord la question globale : s’agit-il là des forces et de la formule les mieux
à même d’amener le pays au seuil du socialisme et de lui faire franchir ce
seuil ? Notre position par rapport aux
fronts interclassistes de libération nationale qui ( comme l’OLP ou le Front Sandiniste ) ne sont pas guidés par le Marxisme-Léninisme
en raison du rapport de force entre les classes qu’ils consacrent, dépend
uniquement de l’état et des perspectives de ce rapport pour les intérêts
prolétariens et révolutionnaires.
Cela nous pousse ici à soutenir, là à rejeter des forces qui
de prime abord présentent pourtant de grandes similitudes politiques et
organisationnelles et œuvrent toutes pour une libération nationale des plus
légitimes.
Dans certains cas les conditions objectives imposent aux
forces prolétariennes révolutionnaires de s’allier avec des forces non
prolétariennes, voire bourgeoises, afin d’arracher l’indépendance, la
souveraineté nationale. Dans d’autres cas les conditions objectives interdisent
pareille alliance, par exemple quand l’hégémonie bourgeoise sur le FLN est
telle qu’elle mettrait en danger l’autonomie des forces prolétariennes ou
qu’elle peut imposer au front des objectifs généraux et des conceptions qui,
indépendamment de la légitimité du cadre d’indépendance nationale dans lequel
ils s’inscrivent, sont foncièrement anti-socialistes, réactionnaires — voire
fascistes.