Collectif des prisonnièr(e)s des
Cellules Communistes Combattantes

Interview au Comité Catalan de Solidarité Internationaliste, juin 1989

Dans quel procès avez-vous été accusés ?

Nous sommes quatre militants et militante des Cellules Communistes Combattantes ( pour la construction de l'Organisation Combattante des Prolétaires ), nous avons été arrêtés en décembre 1985 et condamnés en octobre 1988. L'objet du procès fut la lutte de notre organisation qui, guidée par les principes fondamentaux du Marxisme-Léninisme, œuvre concrètement au développement et à l'organisation du combat communiste par une activité politique et pratique d'avant-garde.

Plus précisément, le procès visa l'activité des Cellules entre 1983 et 1985. La « Première campagne anti-impérialiste d'octobre » ( 2 octobre 1984 - 15 janvier 1985 ), campagne de propagande armée dénonçant le bellicisme impérialiste, par laquelle les Cellules Communistes Combattantes sont apparues publiquement en tant que force constituée. L'attaque de la FEB, le quartier général du patronat belge, le 1er mai 1985. La « Campagne Pierre Akkerman 1, combattre le militarisme bourgeois et le pacifisme petit bourgeois » ( 19 octobre – 6 décembre 1985 ) qui fut clôturée par une action commune avec un groupe de communistes internationalistes en France. La « Campagne Karl Marx », posant la question de la lutte anti-austérité et celle de la nécessité de l'organisation prolétarienne ( cette campagne, ouverte le 8 octobre 1985 et freinée suite aux coups de la répression à l'hiver 1985/1986, n'est pas annoncée close par notre organisation ).

Le procès s'est déroulé à Bruxelles, en septembre et octobre 1988. Il a été l'occasion d'une vaste bataille politique — dépassant largement les murs de la salle d'audience — au terme de laquelle l'appareil judiciaire ( et surtout à travers lui le régime ) perdit beaucoup de son crédit, tandis que notre position ( et à travers elle le projet révolutionnaire ) en sortait renforcée. Comme prévu, nous avons été condamnés à des peines extrêmes : les travaux forcés à perpétuité.

1 Pierre Akkerman, à la mémoire de qui est dédiée la campagne, est un militant communiste belge, volontaire dans les Brigades Internationales ( commissaire politique du bataillon André Marty de la XIle Brigade ), mort au combat le 1er janvier 1937 au nord de Madrid. ]

Quelles sont vos conditions de détention ?

Au cours des trois années écoulées, nos conditions de détention ont connu diverses étapes. Pendant le premier semestre, nous avons été soumis à l'isolement carcéral renforcé ( pas de courrier, pas de radio, aucun contact hormis avec les avocats et la famille proche, etc. ). En mai 1986, nous avons ouvert une première grève de la faim collective contre cela et fin juin nous obtenions un désencerclement minimum. Mais, dans les faits, celui-ci sera aussi fragile que fugace : les acquis de la grève seront supprimés les uns après les autres, de même que les engagements pris ne seront jamais tenus. Autrement dit, l'isolement nous fut imposé jusqu'à l'automne 1988.

En septembre de cette année-là, nous avons repris la lutte pour une transformation conséquente de notre situation et le 27 octobre les autorités s'engageaient enfin à satisfaire la plupart de nos revendications. Depuis cette date nos conditions de détention se sont rapprochées de celles des prisonniers sociaux, si ce n'est que nos moindres faits et gestes sont soumis à une surveillance spéciale, notre courrier à un contrôle exceptionnel, etc.  Mais, outre cela, nous avons surtout conquis des conditions minimales nécessaires à notre travail militant : la correspondance entre nous quatre, la visite régulière de camarades, la possibilité de recevoir tout document politique, etc.  Toutefois, il ne se passe pas un mois sans que survienne une attaque contre nos acquis. La lutte ici est et sera permanente.

Comment analysez-vous l'isolement par rapport à votre condition de prisonnièr(e)s politiques ?

Pour une juste compréhension des mesures d'isolement appliquées de plus en plus systématiquement aux révolutionnaires prisonniers dans les états occidentaux, l'exemple donné par l'État et la bourgeoisie belges est révélateur.

Il faut avant tout savoir que la politique des Cellules Communistes Combattantes est la seule politique révolutionnaire apparue dans le pays depuis de très nombreuses années. Il faut ensuite constater que le régime carcéral d'isolement que nous avons dû subir est d'une intensité de loin inconnue dans ce pays qui se targue d'une grande tradition démocratique ( et qui d'ailleurs jouit d'une telle réputation au niveau international ). Et il faut surtout remarquer comment ce régime d'isolement fut appliqué dès nos arrestations, instantanément et complètement, sans la moindre hésitation ni le plus léger grincement d'aucune part.

Ces données démontrent combien le régime carcéral d'isolement est de nature principalement politique. Incapable — et pour cause! — d'affronter au grand jour les révolutionnaires sur le terrain politique, la bourgeoisie impose aux combattants communistes prisonniers des conditions d'étouffement, de paralysie, et finalement de destruction politique. L'isolement des militants révolutionnaires est la dernière réponse — avant le crime — de la bourgeoisie acculée politiquement à la défaite.

Considérez-vous que la grève de la faim soit positive comme arme politique ?

Nous avons mené deux longues et dures grèves de la faim, en 1986 et 1988, cela veut au moins dire que nous comptons cette arme parmi celles à la disposition des militants prisonniers. Mais, plus précisément, nous pensons aussi que la grève de la faim, par toutes ses caractéristiques et ses conséquences, ne peut être engagée que face à des situations extrêmes, c'est-à-dire au regard d'une faiblesse grave et persistante des forces combattantes et en réponse à une agression insupportable dans les prisons ( étant entendu que la possibilité de poursuivre un travail politique est vitale ). Par-là, nous disons aussi que nous fixons essentiellement à la lutte par la grève de la faim une qualité plus revendicative immédiate — quasi syndicale — que politique. L'aspect politique du problème ( qui peut être légitimement exploité pour l'agitation ) est une conclusion extérieure quant à une situation qui nécessite la grève de la faim comme moyen ultime et inévitable pour repousser l'insupportable dans la prison.

Une arme politique doit être porteuse en elle-même d'une projection du but qu'elle poursuit. Ainsi se pose la véritable question : une arme pour quel objectif politique ? Les communistes entendent mobiliser et organiser la classe prolétarienne pour le renversement du système capitaliste et la construction du Socialisme, perspective globale et offensive s'il en est. Alors, comment une grève de la faim de prisonniers, traduisant une question très partielle et une démarche très défensive, pourrait-elle être exemplaire dans ce cadre ? Quel objectif politique pourrait-on viser avec pareille arme, qui justifierait qu'on l'emploie pour le réaliser ? Une mobilisation pour la défense des prisonniers ? Mais ce qui nous intéresse réellement en tant que communistes ( et pour lequel nous sommes d'ailleurs en prison! ), c'est une mobilisation offensive pour la révolution prolétarienne et non une mobilisation défensive contre l'une ou l'autre réaction inévitable que cette lutte suscite de la part de l'ennemi de classe!

Que pensez-vous de la « réinsertion » ou de la « dissociation » ?

Nous en pensons beaucoup de mal. Mais ce n'est pas un problème nouveau et nous laisserons les camarades qui ont été confrontés au phénomène faire part de leurs réflexions à son propos. Pour notre part, nous citerons simplement un passage de Lénine à ce sujet :

« La désertion de la clandestinité a pu être pour certains le résultat de la fatigue et d'un épuisement moral. Ceux-là, nous ne pouvons que les plaindre ; nous devons leur porter secours pour autant que leur épuisement disparaisse et que, de nouveau, ils se sentent entraînés loin de la platitude petite-bourgeoise, des libéraux et de la politique ouvrière libérale, vers la clandestinité ouvrière. Mais quand les fatigués et les épuisés se hissent à la tribune du journalisme et proclament que leur fuite n'est pas une manifestation de fatigue, de faiblesse, de veulerie intellectuelle, mais un comportement tout à leur honneur, et quand en plus, ils rejettent la faute sur la clandestinité "incapable", ou "bonne à rien", ou "sclérosée", etc., ces fuyards deviennent alors des renégats et des traîtres répugnants. Ces fuyards deviennent alors les pires conseillers, et dans cette mesure, des ennemis dangereux du mouvement ouvrier. » ( in « Comment V. Zassoulitch anéantit le courant liquidateur » ).

Comment analysez-vous la conjoncture actuelle et sa répercussion sur votre mouvement ?

Voyons pour commencer la première partie de votre question dans sa globalité. Tout semble indiquer que nous nous dirigeons, à plus ou moins brève échéance, vers une période particulièrement importante, une période de crise ouverte, de bouleversement, qui constituera sans nul doute un rendez-vous historique crucial pour le mouvement révolutionnaire en Europe de l'ouest.

Avant tout, il y a la prochaine consécration du « grand marché » de 1992 qui engendrera, à n'en pas douter, un véritable cataclysme pour les prolétaires d'Europe les moins mal lotis actuellement ( principalement, le prolétariat de pays "prospères" comme la RFA, les Pays-Bas ... qui ont été jusqu'à présent relativement protégés des pires effets de la crise ). La mise en concurrence sauvage de tous les capitalistes européens ne pourra en effet que déboucher sur un nivellement par le bas des salaires et de la protection sociale dans la CEE ( puisque l'offre excède la demande, sur le marché du travail, en cette époque de crise générale du capitalisme ).

Ensuite, cette consécration du renforcement des monopoles s'inscrit de pair avec l'accumulation des facteurs de crise économique ( l'endettement du tiers-monde, le contrecoup du krach, etc. ) dont les manifestations ne pourront plus très longtemps être reportées ni les effets contenus. La "relance" actuelle est en effet entièrement artificielle et boiteuse, avant tout génératrice de nouveaux et profonds facteurs de déséquilibre.

Par exemple, l'actuelle "relance" économique est notamment permise par la forte consommation des/aux USA ( 83,8 % du PNB l'année passée ) mais cette consommation est financée par un endettement colossal : 2500 milliards de dollars rien que pour la dette fédérale publique ... sans cesse creusée par les déficits successifs et croissants de la balance commerciale US ( 155 milliards de dollars en 1988! ).

Ces deux manifestations contemporaines du développement capitaliste, l'attaque frontale de la bourgeoisie européenne contre les salaires et les acquis sociaux à la faveur du « grand marché », et la réactivation / approfondissement de la crise économique, avec ce qu'elles entraînent en terme global de paupérisation et de désordre, annoncent une relance inévitable de la lutte des classes en Europe. A cela s'ajoute bien évidemment la persistance des contradictions inter-impérialistes, base de la tendance à la guerre.

On peut donc facilement dire que dans les grandes lignes c'est une conjoncture potentiellement fertile qui s'annonce pour le mouvement révolutionnaire. Mais encore faut-il justement que ce mouvement révolutionnaire sache se hisser à la hauteur des tâches qui l'attendent, à savoir proposer au prolétariat un projet de lutte global et fiable ( un projet directement susceptible d'emporter l'adhésion de l'avant-garde de la classe ) et développer au sein même du prolétariat les forces et structurations nécessaires à l'affrontement contre la bourgeoisie.

Un travail à plusieurs niveaux doit être accompli. Un travail d'analyse, de réflexion et d'élaboration qui doit déboucher sur la formulation d'un programme et d'une stratégie clairs, complets et adaptés. Un travail de propagande et d'agitation qui doit permettre de populariser les thèses révolutionnaires dans les plus larges couches du prolétariat et, naturellement, dans ses secteurs centraux. Et un travail organisationnel qui doit, selon les situations particulières, construire, élargir, reconstruire ou améliorer les forces communistes révolutionnaires. Bref, un travail polymorphe — mais dans l'essence fondamentalement politique — allant de l'étude et du débat d'idées à la pratique de la propagande armée, un travail audacieux qui doit faire du projet révolutionnaire une alternative crédible, une alternative palpable pour des couches de plus en plus larges de la classe.

En ce qui concerne plus particulièrement la situation en Belgique, nous sommes tentés de dire que rien de conséquent ne s'est transformé depuis quelques années qui justifierait une révision des principes fondateurs des Cellules Communistes Combattantes tels qu'ils ont été présentés et traduits en pratique en 1984 et 1985. Certes, le cirque parlementaire continue le spectacle et quelques réformes institutionnelles offrent aux partis de pouvoir l'occasion de magouiller plus à l'aise dans leurs fiefs régionaux respectifs. Certes, les organisations syndicales tempèrent habilement le mécontentement social et les pacifistes dévoient avec toujours autant de perfidie le mouvement anti-guerre. Certes, les révisionnistes et les opportunistes s'acharnent à étouffer tout progrès révolutionnaire. Mais face à cela, dans le plus grand désordre, la plus totale spontanéité et sans la moindre direction politique offensive, de multiples grèves, manifestations, protestations, etc., surgissent sans discontinuer à l'initiative de la base, exprimant à travers tout le pays une potentialité combative persistante et irréductible du prolétariat.

Ce qui caractérise donc la situation dans notre pays ( comme dans d'autres pays capitalistes développés d'ailleurs ), c'est le décalage entre d'une part la multiplicité et la gravité des conflits entre prolétaires et bourgeois ( multiplicité et gravité découlant des conditions objectives de crise générale du mode de production capitaliste ) et, d'autre part, l'inexistence d'une force politique susceptible d'organiser et de guider le prolétariat pour lui assurer la victoire dans la lutte des classes. En résumé, l'extrême faiblesse du prolétariat en Belgique procède simultanément de deux grands traits : la dispersion dans laquelle il affronte la bourgeoisie impérialiste et l'incapacité des luttes partielles à formuler des perspectives conquérantes à long terme.

Les Cellules Communistes Combattantes sont le produit de cette extrême faiblesse du mouvement de classe et surtout le produit de la nécessité de dépasser cette faiblesse. Elles seules ont tracé la voie qui, partant de la pénible situation actuelle, permet d'atteindre des étapes supérieures dans le développement de la lutte communiste. Et si l'extrême faiblesse de notre organisation témoigne en général de l'atomisation et du désarroi de l'ensemble des forces prolétariennes, il faut bien comprendre que cette situation a des racines profondes ( elle est l'aboutissement d'un processus historique qu'il serait trop long de présenter ici ) et qu'elle déterminera encore pendant quelque temps la configuration du mouvement révolutionnaire.

Cela signifie qu'il ne faut pas espérer voir se constituer ici à brève échéance une force organisationnelle étendant ses ramifications à travers tous les secteurs prolétariens ( ou du moins les principaux ), pouvant prétendre à la polarisation de l'ensemble du mouvement de classe. Pas plus que les Cellules Communistes Combattantes ( qui ont toujours été très honnêtes à ce sujet ), personne ne peut prétendre aujourd'hui à la centralisation structurelle du mouvement : les conditions objectives pour ce faire ne sont tout simplement pas réunies. Et c'est donc à l'émergence de ces conditions que doivent prioritairement travailler les communistes et les prolétaires d'avant-garde dans le pays.

Pratiquement, cela implique la constitution d'une réelle trame d'initiatives révolutionnaires, la structuration responsable de multiples petites unités le plus généralement — hélas! — isolées les unes des autres. C'est tout le principe stratégique du mot d'ordre « Que mille Cellules naissent! ». Puisque actuellement l'établissement d'une force organisationnelle révolutionnaire à même d'exercer une action centripète est hors de portée, il est du devoir de chaque camarade d'œuvrer concrètement à l'impulsion d'initiatives révolutionnaires, quelles qu'en soient les limites et le degré d'isolement initiaux. Ce n'est que sur base de cette trame, qui ne pourra évoluer qu'en maillage, que la décomposition et le désarmement actuels pourront être dépassés, que les étapes supérieures du processus de lutte révolutionnaire pourront être atteintes.

Toutefois, que l'on nous comprenne bien : cette conception stratégique qui reconnaît la nécessité incontournable d'une multiplicité et d'une « décentralisation » des initiatives et structures révolutionnaires en cette étape d'émergence n'est permise que dans le cadre de l'objectif central de la construction d'une organisation centralisée, combattante, synthétisant les aspirations de l'ensemble de la classe dans une perspective historique et en regroupant tous les éléments d'avant-garde. Car la pire des erreurs serait bien sûr de s'installer dans l'éparpillement : au plus tôt nous en aurons fini avec lui, au mieux cela vaudra! Et c'est notamment pour cette raison qu'il s'impose aujourd'hui d'accorder une attention exceptionnelle à l'aspect politique de toute pratique révolutionnaire. Seule l'unité — l'homogénéité — théorique, politique et stratégique pourra remédier aux limites de l'inévitable décentralisation organisationnelle initiale, car seule l'unité — dans la lutte — donnera au mouvement révolutionnaire les caractères objectifs et subjectifs nécessaires au progrès historique que représentera la fondation de l'Organisation Combattante des Prolétaires.

Quelle est votre position dans le débat sur la nécessité de construire un front révolutionnaire en Europe occidentale ?

A l'instar de notre organisation qui — au moment où la question fut posée pratiquement — refusa de s'inscrire dans ce qui allait devenir la déclaration commune RAF/AD en 1985, nous rejetons fermement la conception frontiste. Cette conception qui constitue la ligne centrale de la RAF depuis 1982 n'est en fait qu'une forme d'opportunisme à double sens. D'un côté, par son mouvementisme, elle est la négation des plus élémentaires principes et catégories du matérialisme historique ainsi que de toute l'expérience du mouvement communiste international, de l'autre elle prétend ingénument résoudre la faiblesse objective par l'illusion de la force. Nous pensons que plutôt de se livrer à de narcissiques liaisons médiatiques, la tâche des militants révolutionnaires est de se lier au prolétariat de leur pays et d'en unifier les avant-gardes sur une ligne de classe.

Car finalement, que suggèrent les "anti-impérialistes" ( dans la plus grande ignorance des thèses léninistes sur l'impérialisme et la lutte prolétarienne ) ? Ils proposent indistinctement à tous les pôles à prétention et/ou pratique radicale ou révolutionnaire en Europe de l'ouest de s'articuler dans une dynamique plus ou moins commune. Il ne s'agit donc pas pour eux de formaliser / renforcer / qualifier une unité objective basée sur des caractères politiques ( communauté du but et des objectifs, des principes et des méthodes, etc. ), mais plutôt de chercher à se conforter par un artifice d'unification recouvrant en fait l'éclectisme social et politique promu au nom du principe de « l'autodétermination » des pôles de lutte, ( si pas au nom du principe du « poids grandissant de la subjectivité »! ).

Nous sommes des communistes. Notre souci n'est pas de résister à la bourgeoisie et à son système ni de faire de la lutte contre eux une démarche existentielle. Notre but est d'animer un processus historique menant une classe sociale, le prolétariat, à la conquête du pouvoir d'État et à l'édification du Socialisme. Il n'est pas inutile de rappeler cela, car si sur la base de concepts tels que « résistance », « libération », « anti-impérialisme », etc., toutes les cohabitations se prétendant « unité » sont en effet possibles, il en va tout à fait différemment dans le cadre du projet révolutionnaire communiste. Dans ce cadre, qui considère rigoureusement une classe sociale, un but historique, des principes et méthodes liant dialectiquement l'une et l'autre, une seule ligne et une seule stratégie justes s'imposent pour guider le prolétariat et ses avant-gardes. De la même manière que s'imposent une seule direction et une seule organisation : le Parti.

Lénine : « L'histoire des époques révolutionnaires fournit beaucoup, beaucoup trop d'exemples du préjudice énorme causé par des essais hâtifs et prématurés "d'unions de combat", accolant au sein des comités révolutionnaires du peuple les éléments les plus hétérogènes, ce qui aboutit aux tiraillements mutuels et à d'amères désillusions. Nous voulons profiter de ces leçons de l'histoire. Nous voyons dans le marxisme, qui vous parait un dogme étroit, la quintessence même de cette leçon historique et de cet enseignement. Nous voyons dans le parti indépendant, inflexiblement marxiste, du prolétariat révolutionnaire la seule garantie de la victoire du socialisme et le chemin vers la victoire le plus exempt de flottement. »

En résumé, notre identité de classe et nos choix de communistes vont à l'encontre des suggestions frontistes répandues ces dernières années. Là où le frontisme respecte, entretient et sans doute même encourage la multiplicité des « déterminations » ( pour finalement s'accommoder même de l'interclassisme ), nous prônons la plus grande rigueur de classe, l'homogénéisation idéologique, politique et militante sous l'égide du Marxisme-Léninisme. Et là où le frontisme institutionnalise, en la structurant dans une dévaluation idéologique revendiquée, l'éclectique mosaïque des initiatives spontanées, partielles et autonomes, nous prônons l'unification, la centralisation et la discipline organisationnelles.

Pour couper l'herbe sous le pied d'éventuelles critiques malvenues, nous voulons encore préciser deux choses.

La première, c'est que nous ne rejetons pas le principe du front en lui-même. D'ailleurs, que l'on regarde l'histoire et l'on constatera que les communistes se sont maintes fois intégrés dans des fronts. Mais ces fronts-là n'ont rien à voir avec le frontisme proposé par la RAF, Action Directe ou un courant au sein des BR/PCC, car ils ne furent jamais une forme politique retenue par les communistes pour s'organiser eux et l'avant-garde du prolétariat. Les communistes s'organisent dans leur parti et c'est le parti qui, à l'occasion, en tant que parti, peut s'engager dans un front au sein duquel il est le légitime défenseur des intérêts du prolétariat sur une question historiquement ponctuelle. La proposition de front animée essentiellement par la RAF est donc entièrement étrangère à l'expérience et aux principes du mouvement communiste international tels qu'ils se sont concrétisés, par exemple, dans les fronts antifascistes des années 1930-1945 ou dans les fronts anticolonialistes de libération nationale.

La seconde, c'est que tant nous critiquons les velléités transnationales subjectivistes, tant nous sommes attachés à l'internationalisme prolétarien! Nous faisons nôtres les mots d'ordre célèbres : « Faire la révolution dans son propre pays, contribuer à ce qu'elle triomphe partout » et « Ou il y aura le communisme pour tous, ou il n'y aura le communisme pour personne », car le fond de la liaison de ces deux vérités, c'est tout simplement savoir qui écrit l'histoire : les classes sociales et non des révolutionnaires indépendamment d'elles — aussi courageux qu'ils puissent parfois être!

Face à l'unification des états capitalistes européens, comment pensez-vous que doive s'articuler la gauche révolutionnaire en Europe ?

Sans même relever l'ambiguïté du concept de « gauche révolutionnaire » ( ici le concept de « gauche » recouvre la social-démocratie et l'éventail des cliques révisionnistes et opportunistes qui lui servent de satellites ), nous craignons fort que la question soit mal posée.

Nous pensons que la juste façon d'aborder la stratégie révolutionnaire ne consiste pas à tâcher d'articuler tout ce qui apparaît spontanément mais plutôt à construire consciemment tout ce qui est nécessaire. En d'autres mots, la question du progrès révolutionnaire ne se ramène pas à chercher comment articuler les forces communistes, radicales-réformistes, anarchistes, "anti-impérialistes", etc., mais engage à déterminer quelles sont les forces propres et les structurations nécessaires à la marche vers le Socialisme, comment les révéler et les réaliser.

Telle qu'elle est formulée, votre question semble partir du principe que l'articulation de tout ce qui peut être considéré — ou qui peut se revendiquer — de l'appellation floue « gauche révolutionnaire » est à priori souhaitable et souhaitée, l'interrogation ne portant plus que sur le comment de l'affaire. Or pour nous, cette façon de voir est loin d'être évidente. Par exemple, des analyses précises ont démontré que l'actuelle ligne "anti-impérialiste" divergeait tant dans ses principes et orientations que dans ses buts mêmes de la ligne marxiste-léniniste et l'histoire a montré à plus d'une reprise combien les positions anarchistes et communistes peuvent se révéler contradictoires. Alors, pourquoi envisager d'emblée une articulation ? Dans quel but ? Une rationalisation ou une économie des forces combattantes ?

Lénine, toujours dans le cadre de sa polémique avec les populistes ( in « D'un accord de combat pour l'insurrection » ) expliquait déjà que :

« Les forces s'épargnent par une organisation cohérente, unie, fondée sur des principes déterminés et non par l'amalgame d'éléments hétérogènes. Loin d'être épargnées, les forces se gaspillent dans les tentatives stériles de réaliser ces sortes d'amalgames. Pour réaliser en fait et non en parole "l'union dans le combat", il faut savoir clairement, nettement et d'ailleurs par expérience, en quoi précisément et dans quelle mesure précise nous pouvons être unis. Sans quoi, tout ce qui est dit de l'union de combat n'est que mots, mots et mots. Or, ce savoir-là ne s'obtient justement, soit dit en passant, que par la polémique, par la lutte, par l'hostilité dont vous parlez en termes aussi "terrifiants".  »

Nous respectons bien évidemment les camarades anarchistes, radicaux-réformistes, "anti-impérialistes", etc., et notre solidarité leur est acquise lorsqu'ils affrontent l'ennemi bourgeois avec le courage et la détermination qui les caractérisent d'ordinaire. Mais il n'empêche pour autant que ces camarades suivent aujourd'hui des chemins qui sont différents du nôtre et qu'il faut clairement en prendre acte. Prétendre construire une unité en faisant fi de ces divergences fondamentales ( pouvant dans certaines conjonctures historiques — comme la Catalogne l'a douloureusement vécu à une certaine heure — tourner à l'affrontement pur et simple ) serait pleinement volontariste, subjectiviste, et par conséquent voué historiquement à l'échec.

Sinon la solidarité, il ne peut donc selon nous y avoir actuellement de rapport entre les grandes tendances présentes au sein du mouvement révolutionnaire européen autre que le débat politique, — ce débat, cette polémique dont parlait Lénine. Et à ce propos, nous déplorons vivement que jusqu'à présent les "anti-impérialistes" s'entêtent à déserter la confrontation politique, la saine pratique de la critique et de l'autocritique, et cela avec la même obstination qu'ils s'acharnent à appeler à une unité et à un front, à construire des illusions néfastes sans objet ni avenir. Cette attitude met d'ailleurs à nu le fond typiquement anarchiste petit-bourgeois de la conception frontiste des "anti-impérialistes" : derrière les mots, il n'y a en fait d'intérêt que pour l'aspect symbolique et militaire de la lutte.

Selon nous, le problème de la structuration des forces révolutionnaires au niveau européen ne se pose pas fondamentalement en termes différents du problème de l'organisation communiste dans chaque espace national. Le premier ne peut être qu'une prolongation naturelle du second. Car dans les deux dimensions s'impose avant tout la nécessité d'une rigoureuse unité idéologique, théorique, politique et stratégique, et — en conséquence — organisationnelle. Et aux partis communistes organisant, centralisant et dirigeant la lutte des avant-gardes et de la classe dans chaque pays doit correspondre avec toujours plus d'acuité historique face aux données mêmes du développement impérialiste, non seulement à l’échelle du continent mais à celle du monde entier, l'Internationale Communiste Combattante.

Nous le répèterons encore : les processus d'unification et d'édification organisationnelles qui, dans le combat, mènent au Parti puis à l'Internationale, sont avant tout des processus d'unification et d'élaboration politiques qui se développent à travers la confrontation fraternelle entre les différents pôles du mouvement révolutionnaire en présence. C'est pour cette raison aussi que nous vous félicitons pour votre démarche de questionnement large et vous remercions pour la tribune que vous nous avez offerte à cette occasion.

Pascale Vandegeerde, Didier Chevolet, Pierre Carette et Bertrand Sassoye, militante et militants des Cellules Communistes Combattantes